Kamikakushi : le second chapitre

Par Kaeru @Kaeru
Pour ceux qui ont manqué le début, il est ici. J'aurai pu vous livrer ce texte la semaine passée, mais j'ai été débordée par le salon Paris Manga. Virginie également puisque je l'ai beaucoup sollicité. Alors, pour cette fois, je vous dévoile la suite, sans illustration.
Bonne lecture !

Plus tard, quand dehors le soleil baigne toute la canopée verdie de nouvelles pousses teintées du pastel des bougeons des fleurs, Michiko se réveille enfin. Elle sait qu'elle n'est pas vraiment là où elle s'attendrait à être. Pourtant, pourtant... la situation ne la panique pas, au contraire. C'est un peu comme si elle avait emmené avec elle un peu du grand rien cotonneux. Comme si sa tête fonctionnait mais dans un cocon douillet. Elle sait qui elle est, elle se souvient de son nom, de son adresse, du nom de ses parents, de la couleur des azalées qui fleuriront bientôt dans le bac devant la maison. Elle se souvient du chemin de l'école, de l'heure de son programme TV fétiche, du blog où elle trouve des photos de fleurs et les recettes pour les bentos.... Cependant, tous ces souvenirs, des plus cruciaux aux plus futiles sont tous devenus palots, insignifiants.
Ce qui est important, c'est maintenant.
Michiko est comme un animal, ancré uniquement dans l'éphémère présent.

Elle a soif.
Elle se lève et observe la pièce où elle se trouve. A peine quatre tatamis et demi. Au mur il y a une calligraphie qu'elle n'arrive pas à lire. On dirait presque qu'elle pourrait être dans une maison de thé, mais il n'y a pas de tokonoma. Elle secoue la couette, tape un peu l'oreiller moelleux – des vraies plumes – et replie le futon. Elle fait glisser le shôji. Un couloir. Un autre shôji. Un placard où elle range le couchage. Et puis elle s'aventure dans la maison.
C'est une toute petite bicoque en bois, construite de façon traditionnelle, probablement sur pilotis. Elle ne ressemble pas vraiment à celle de la montagne où vivaient ses grands-parents quand elle était petite. Pourtant, l'ambiance lui rappelle ce lieu où elle passait toutes ses vacances. L'évocation de la silhouette frêle et sèche de sa grand-mère l'émeut un instant. Depuis que papi n'est plus de ce monde, mamie est venue vivre avec eux. Elle a quitté le village pour s'installer dans la chambre du fond. Elle apprend à Michiko comment préparer des légumes marinés, comment reconnaître les herbes et les champignons comestibles, s'occuper du jardin...
Mais parfois la jeune fille a l'impression que le coeur de sa grand mère ralentit et s'essouffle. Elle redoute le moment où l'envie de vivre l'aura désertée. Un instant l'angoisse la saisit et s'évapore sans rien laisser, ni crainte ni amertume.
Michiko observe la pièce où elle se trouve avec attention. Elle est petite et vraiment sans aucun confort moderne. Il y a un foyer au centre. Une petite fenêtre laisse pénétrer une lumière pâlotte. Un autre shôji qui donne sur une entrée.
Pas d'eau courante. Pas d'électricité. Mais dans un récipient une eau claire et fraîche se joue de la lumière. Il y a aussi tout le nécessaire pour cuisiner. Plusieurs pots en céramique émaillée sont posés sur un buffet. Ils sont remplis de thé. Michiko les renifle.
Sa tante lui donne des cours de cérémonie du thé. Elle n'y connait (connaît?) pas grand chose mais assez quand même pour identifier un thé qu'elle suppose simple. Un semi-fermenté. Quand la bouilloire chante, elle remplie la théière en porcelaine et jette les feuilles en pluie. Les bruits de la forêt se sont tus.
Le silence n'est pas lourd, pas mort. C'est un silence coloré de verdure, de craquement d'une maison de bois. Si on tend l'oreille, on perçoit la course d'un insecte ou peut-être même un petit rongeur cavale sous les pilotis.
Michiko boit son thé.

Elle se demande ce qu'elle va pouvoir faire de sa journée. C'est évident qu'ici, il n'y a pas d'école.
Curieuse, elle met décide de mettre son nez dehors. Elle regarde ses vêtements. Un pantalon de toile épais et sweat-shirt gris. Elle ne les avait jamais vus avant. Ils sont un peu trop grands. Elle ne se souvient vraiment pas s'ils lui appartiennent. Comme elle les porte, maintenant, ils lui doivent bien être à elle... Dans l'entrée, elle trouve bien alignée une paire de chaussures en cuir marron élimées. Pile à sa taille. Hop, elle les enfile et part explorer.
La maison est légèrement surélevée sur des pilotis, avec devant, un petit jardinet assez mal entretenu. Les arbustes et surtout les arbres auraient besoin d'être taillés, ils viennent juste contre la charpente. Au delà de cette zone vaguement cultivée, une clairière en pente douce et puis, la forêt. Dense et sombre, pourtant amicale dans la lueur matinale. Elle encercle littéralement la maison de ses multiples bras noueux.
Il doit être encore tôt. Une brume légère flotte encore au pied des grands cryptomères. La maison doit être sur un petit replat, à flanc de montagne. Derrière et sur le côté juste à droite de l'entrée, on devine un terrain nettement plus pentu et d'ailleurs la végétation, plus sombre, paraît moins hospitalière. Michiko n'a pas envie de faire le tour de la maison et de s'engager sur le sentier à demi bloqué par des herbes folles et des ronces agressives, qui longent la maison. La clairière, détrempée de rosée, attire le regard. A l'orée du bois, une bande scintillante sifflote gaiement. Il y a aussi un puits, pas loin de la porte d'entrée, mais condamné par des planches vermoulues tenues par des clous rouillés. Michiko se méfie.
L'air est frais.
D'abord elle marche jusqu'au ruisseau et se débarbouille dans l'eau glacée. Ici, l'hiver est encore tapi dans le sous-bois. Il s'ancre dans le sol et rechigne à céder sa place. Pourtant, plus haut, à la cîme des arbres, le printemps entame sa conquête.

Michiko fait le tour du jardinet, observe chaque plante, chaque pousse, chaque caillou. Une zone vaguement potagère est envahie de mauvaises herbes, elle trouve aussi plusieurs arbres fruitiers, des herbes aromatiques. Les connaissances et le savoir-faire transmis par ses grands parents mais aussi par sa tante et même une de ses maîtresses d'école s'imposent, sans peine ni effort. Michiko est surprise de se souvenir ainsi des noms des végétaux : xxx. Elle reconnaît également quelques oiseaux venus en curieux voir la jeune fille se promener. Ils la scrutent d'un oeil inquisiteur. Michiko se demande qui vit dans cette maison...
Elle s'arme de courage et décide d'en faire le tour. L'étroite allée de gravier qui part du potager moribond vers la gauche de la maison l'intimide moins que l'autre sentier, pas très praticable sans outils pour couper et sans botte de caoutchouc. L'architecture de la maison est plus biscornue qu'il n'y paraît depuis (de?) l'intérieur. Michiko découvre un renfoncement avec petit appentis en bon état. Du bois de chauffe est stocké ainsi que des outils de jardinage, bien rangés.
Derrière l'habitation, la clairière s'estompe progressivement dans la brume. On devine une friche arbustive où des jeunes cryptomères prennent leur aise. La limite avec la forêt n'est pas franche de ce côté-ci. L'allée de gravier meurt, étouffée sous les herbes folles. Le terrain est plus accidenté avec des grosses pierres moussues. Une zone plus claire dans le vert si foncé qu'il est presque noir. Michiko devine un sentier qui grimpe dans la montagne. Probablement celui qui part de l'autre côté de la maison. Peut-être que, de là-haut, on peut voir la mer...
Michiko voit la mer tous les matins et tous les soirs en rentrant de l'école. Dès que le vent se lève, le parfum iodé s'engouffre dans la vallée. Elle se dit qu'ici, la mer va lui manquer...

Le paysage est étrange, comme brumeux par endroit, comme une teinture fatiguée qui se déliterait sur les bords, sur les zones où le tissu a été trop plié. Si on le fixe avec attention, il semble animé de formes diaphanes, coulantes. La visibilité est très réduite. La montage est là, fière et sauvage au-delà de la maison. Pourtant, elle semble se cacher dans sa robe de brouillard si intense qu'elle dissimule le monde, étouffe les sons. A moins qu'un peintre mystérieux, un créateur inspiré n'ait juste pas achevé sa toile et qu'il masque ses bords sous un rideau humide et opaque.
Ces étrangetés ne dérangent par Michiko. Elle a un peu froid. Elle prend quelques morceaux de bois et retourne dans la maison. Le cielest nuageux et, le temps d'atteindre le porche, la pluie s'invite.Copyright : Marianne Ciaudo