Le Marketing est-il une science ?

Publié le 11 octobre 2011 par _

S'interroger sur la scientificité du Marketing, ce n'est pas qu'une question d'expert. Car si le Marketing est devenu indispensable dans n'importe quelle organisation, et même dans n'importe quel rapport humain (pensons aux stratégies amoureuses, aux entretiens d'embauche, etc. ; il y a toujours quelque chose à « vendre »), la question de ses transformations, de son évolution et de ses pratiques est quelque chose de relativement obscur, et que seuls des fondements en termes de scientificité permettrait d'éclairer. Faire du Marketing une science, c'est en effet en définir des principes, des méthodes, des théories qui peuvent évoluer, et donc en faire une fonction plus efficace dans l'entreprise (et dans la vie).

Plusieurs problèmes se posent à l'évocation de la question : « le Marketing est-il une science ? » Celui des critères de scientificité tout d'abord, nous y reviendrons. Mais aussi celui de faire du Marketing une discipline autonome des autres sciences. Car le Marketing emprunte de fait aux autres sciences : économie (théorie des prix, concurrence, ...), psychologie (comportement et motivation des consommateurs, ...), sociologie et anthropologie (habitudes culturelles, contexte social, ...), statistique (étude de marché, …), etc. Mais la plupart du temps sans véritablement maîtriser aucune de ces sciences. Ces différentes disciplines apparaissent ainsi comme des « garantes » de scientificité.

Mais le Marketing n'est pas la seule « matière » tenté par la scientificité. Déjà au milieu du XXème siècle l'économie avait succombé à la mathématisation, et les statistiques demeurent depuis quelques années un outil incontournable de la psychologie, comme bientôt les scanners des neurosciences viendront remplacer les théories de la connaissance des édifices philosophiques les plus ambitieux. À croire qu'il ne restera bientôt plus aucune « science humaine » ou « science de l'esprit » comme l'appelle fort justement les allemands (« Geisteswisenschaft »). Car il ne faut pas confondre la « science » et le « scientifique ». La science est un concept général désignant un ensemble de méthode d'investigation portant sur une partie du réel. En revanche le scientifique désigne un ensemble de présupposés socialement construits sur ce que doit être la science. Pour faire simple, on dit de quelque chose que c'est « scientifique » lorsqu'on voit des chiffres et des graphiques (c'est d'ailleurs une technique de persuasion largement employée). Mais ce ne sont pas ces chiffres et ces graphiques qui en font une science. Pensons à la phénoménologie de Husserl1, cette science de l'Apparaître fondée au début du XXème siècle, elle déploie une vision, une approche et des concepts originaux qui la fondent en tant que « science » sans faire appel aux chiffres (alors que rappelons-le Husserl était aussi mathématicien). Et bien je veux croire que le Marketing est lui aussi susceptible d'être fondé en tant que science autonome.

Comme il se trouve que je suis par ailleurs très bien diplômé en philosophie des sciences, je connais bien cette question du fondement des sciences que l'on nomme parfois « épistémologie ». De manière liminaire on peut indiquer que le Marketing évolue, il n'est pas fixe. Le temps de la Ford T noire n'est pas le temps des sites internet de réseautage social, cela va sans dire. Les pratiques et donc aussi ce que l'on pourrait appeler les « théories » du Marketing ont donc changé. Cette notion de changement ou de progrès est justement une des caractéristiques reconnues des sciences (on trouve cette idée chez Kuhn2, Popper3, et d'une certaine manière déjà chez Kant4 pour qui la « chose en soi » est indéfiniment inconnaissable). Seulement, les changements du Marketing répondent eux aux changements de son « objet ». Là où les autres sciences cherchent à embrasser de manière de plus en plus précise un même objet fixe, le Marketing est forcé, lui, de saisir d'un seul coup des objets insaisissables qui changent sans cesse. Ces objets, ce sont bien sûr les « clients » et la « concurrence » (la demande et l'offre). On peut même remarquer que le Marketing participe de changer lui-même ses objets (pensons au Marketing d'Apple ces dernières années). Alors si le Marketing doit être considéré comme une science, il semble que ce soit une science spéciale, qui ne répond pas aux conditions habituelles de scientificité des « sciences dures ». Pour le dire autrement : il y a un décalage entre les études de marché qui ne prennent qu'une photographie momentanée (et dont les résultats sont généralement déjà dépassés), et la faculté d'anticipation des besoins du client qui est le vrai sens de la science du Marketing (Steve Jobs).

La question du Marketing n'est pas de choisir les bons calculs, mais de mobiliser les bonnes informations. Car le Marketing est une science de l'instant voire de l'avenir. Et elle doit prévoir à partir d'un environnement incertain et mouvant. Les données à un instant t ne sont tout juste bonnes que pour étudier des évolutions et des tendances, mais ne permettent pas de donner un plan Marketing « clé-en-main ». C'est pourquoi, pour fonder le Marketing en tant que science, il est nécessaire de réfléchir au mode de pensée et de raisonnement spécifiquement « Marketing » en se gardant d'appréciation pseudo-scientifique.

Au final, je pense que le Marketing est en quelque sorte une science qui s'ignore comme les Physiologues Grecs de l'Antiquité pratiquaient la Physique sans le savoir. Reste à ne pas en faire une « discipline » morte qui serait contraire à sa nature évolutive et adaptative, mais à saisir justement son essence fondamentalement instable, en commençant par exemple par décrire l'agilité d'esprit si caractéristique des responsables Marketing dans les entreprises.

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1Voir : Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, Gallimard, 1985

2Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983

3Karl R. Popper, La logique de la découverte scientifique, Payot, 1973

4Kant, Critique de la raison pure