Festival Franco-Coréen du Film 2011 : et soudain le temps s’arrêta...

Par Tred @limpossibleblog
Lorsque j’ai parcouru pour la première fois du regard le programme du FFCF 2011, l’un des films m’a tout de suite sauté aux yeux, non parce que son titre faisait instantanément naître en moi une vive envie de fabriquer une DeLorean afin de me projeter dans le futur et le voir illico parce que cela faisait des mois que je l’attendais (un peu comme The Man from Nowhere l’année dernière). Non. Le film qui a tout de suite accroché mon œil, c’est Café Noir, un film dont je découvrais l’existence, mais dont la durée affichée et ses quelques lignes de synopsis excitaient ma curiosité insatiable autant qu’elles me faisaient trembler d’effroi.
198 minutes pour suivre les errances sentimentales d’un professeur de piano inspirées des œuvres « Les Souffrances du Jeune Werther » de Goethe et « Les Nuits blanches » de Dostoïevski. Un premier film en couleur et noir et blanc, par un critique de cinéma coréen reconnu. Ceux qui me connaissent bien ne se seraient pas étonnés de m’entendre m’exclamer « Oh la vache ! » à la découverte de ces quelques lignes décrivant Café Noir. Le mélange de crainte et d’excitation était grisant à l’entame du festival, d’autant que l’une des comédiennes du film, Jung Yumi, était annoncée présente pour accompagner ce film (et l’oubliable Come, Closer).
Jung Yumi symbolise largement à mes yeux le Festival Franco-Coréen du Film, tant les films dans lesquels elle a joué ces dernières années s’y sont souvent affichés, Family Ties, The Room Nearby, Oishi Man. L’amateur d’Hong Sang Soo que je suis l’ayant également appréciée dans Like you know it all et Oki’s movie (sa présence dans le film Chaw est en revanche plus étonnante), la possibilité de rencontrer la comédienne en plus des caractéristiques si inattendues du film faisaient donc de Café Noir un évènement majeur du FFCF 2011.
Lorsque le lundi soir est arrivé, je regrettais presque de ne pas avoir plutôt vu le film trois jours plus tôt lors de sa première projection. Car à la veille de la clôture, je venais d’enchaîner en six jours dix-sept longs-métrages et deux programmes de quatre courts-métrages chacun, en parvenant à ne fermer les yeux devant aucun film jusqu’ici, restant insensible à la fatigue. En cette fin de festival donc, la perspective de voir le film d’auteur abstrait de 3h20 inspiré de Goethe et Dostoïevski revenait à prendre le risque de céder facilement aux joies de la sieste, à me laisser rattraper par le poids de cette semaine de films à gogo.
D’autant que ce n’était pas mon premier film de la journée, ayant été voir juste avant les courts de Yoon Sung-Hyun, le cinéaste invité du Festival dont j’avais déjà vu mercredi Bleak Night et à la rencontre duquel je m’étais rendu samedi soir. Comme les courts-métrages de Kang Jin-A la veille (qui restent un cran au-dessus quand même), ceux du jeune réalisateur se sont révélés de beaux films, pleins de justesse, de mélancolie et d’humour. Mention spécial à l’errance citadine improvisée de Daytrip.
Lorsqu’est donc venue l’heure de découvrir Café Noir, je me voyais déjà somnolent sur mon siège, prêt à me délecter des bras de Morphée. Et il s’en est fallu de peu que je rejoigne dans ce camp mes voisins de salle, qui sur ma droite comme sur ma gauche ont cédé au sommeil au bout de deux heures de film (précisément lors du long monologue en plan fixe de Jung Yumi, c’est là qu’autour de moi, les gens ont sombré). Dès la première séquence, on comprend pourquoi la durée du film est tant étirée : il s’agit d’un plan séquence fixe (le réalisateur Jung Sung-Il les adore) de cinq bonnes minutes où l’on voit, face caméra, une jeune femme manger goulûment et en larmes un hamburger. On ne peut s’empêcher de sourire devant un tel plan en sachant que plus de trois heures de film vont suivre.
Alors que dire de cette balade cinématographique de 3h20 ? Que comme souvent avec ces films d’auteur posés et longs, la mise en scène en impose malgré son minimalisme. Ce qui saute aux yeux en premier, c’est la façon dont le réalisateur Jung Sung-il s’approprie l’espace et filme Seoul. En réalité, l’essentiel du film se déroule autour de la rivière de Cheonggyecheon coulant au centre-ville de la capitale coréenne, et c’est ce quartier que le réalisateur filme avec soin et embrasse pleinement avec sa caméra. Il détaille son espace avec langueur avant même d’y poser ses personnages, faisant d’emblée de la ville et du quartier un personnage propre de Café Noir.
Le film a donc pour protagoniste le professeur Lee, qui au début du film apprend que la parenthèse dorée qu’il vient de vivre auprès d’une parent d’élève est terminée car le mari est de retour. Les époux s’étaient-ils séparés, est-il juste de retour d’un voyage d’affaires, le réalisateur reste vague. Mais l’on comprend tout de même que le professeur avait profité de cette absence pour prendre la place du père auprès de la mère et de la fille. Transi d’amour, il a dû mal à admettre qu’il doit renoncer, alors qu’une collègue séduite essaie d’attirer ses faveurs. Ce va-et-vient amoureux et indéterminé, empreint de mélancolie et promis à la déception, occupe la première moitié du film. On y est parfois subjugué par la minutie du cinéaste, autant que pris en otage d’une vision du récit dont on ne possède pas toutes les clés, Jung Sung-Il aimant suggérer plutôt qu’expliquer (c’est ce qui fait aussi l’un des charmes du film). Cette indécision était à deux doigts de me transporter dans un état léthargique, lorsque tout à coup une décharge électrique m’a réveillé.
Cette décharge, c’est l’apparition impromptue, au bout d’1h40 de film… du générique de début. Titre du film, défilé du nom des acteurs et du réalisateur, comme si le film avait commencé quelques instants plus tôt alors qu’en réalité, il apparaît à l’heure où d’autres font dérouler le générique de fin (record à battre). Cette surprise hallucinante faisant de tout ce à quoi l’on avait assisté auparavant un pré-générique m’a donné un coup de fouet. J’étais quasi hilare. Il a fallu que je regarde l’heure qu’il était pour m’en assurer, mais oui, cela faisait bien 1h40 que le film avait commencé. Incroyable. Une telle insolence cinématographique m’a réveillé vitesse grand V et m’a tenu en éveil jusqu’au bout, alors justement que j’étais peu à peu en train de sentir mes paupières s’alourdir, en me disant qu’ils restait bien au moins une heure de film, que je ne voyais pas où le cinéaste pourrait aller désormais, et que j’allais craquer. C’est à ce moment-là que le titre s’affiche enfin, et qu’un second film commence presque à l’intérieur de Café Noir, un second film avec le même personnage principal et à durée équivalente. C’est d’ailleurs au bout de tout ce temps que Jung Yumi apparaît enfin à l’écran. En réalité elle était déjà rapidement apparue un peu plus tôt, mais trop fugacement. Dans cette seconde partie, elle est le premier rôle féminin.
C’est aussi à ce moment-là que le film bascule au noir et blanc. Notre professeur rencontre une troisième femme, incarnée donc par Jung Yumi, une jeune femme en détresse qu’il aide, devenant rapidement son confident. Un nouveau va-et-vient amoureux se créé, retournant parfois à la couleur, comme lorsque le couple d’amis se rend dans un bar et qu’elle se lance dans une danse aux accents méditerranéens la rendant heureuse pendant quelques minutes. C’est l’un des rares moments où la joie s’exprime à l’écran, alors que l’œuvre respire plus l’amertume, même si plus que de la joie, il s’agit là de fêter brièvement un sentiment passager de satisfaction. Qui pour elle se transformera peut-être en espoir, tandis qu’il apparaît clairement tout au long de Café Noir que le destin du Professeur Lee n’est pas d’être heureux. Ce dernier est incarné tout en repli sur soi par Shin Ha Kyun, l’un des acteurs fétiches de Park Chan Wook vu dans JSA, Sympathy for Mr Vengeance et Thirst. Difficile de se contenter de dire si l’on aime ou pas Café Noir, tant il offre une proposition de cinéma unique, forte et maîtrisée, en même temps que souvent opaque et somnifère. Mais une expérience de cinéma que je suis heureux d’avoir vécu tant elle est hors norme.
A l’issue de la projection, alors que minuit sonnait aux montres, celle que j’avais effleurée la veille dans le hall du St André des Arts s’est présentée à nous, la frêle Jung Yu-Mi. Vue l’heure tardive, cette rencontre ne s’est pas éternisée, elle n’est restée en notre compagnie qu’une vingtaine de minutes, au cours desquelles la comédienne a tenté de répondre aux quelques questions cinéphiles de spectateurs un peu fascinés, un peu déconcertés, certainement troublés par le film et l’apparition surréaliste de la comédienne parmi nous au milieu de la nuit. Comme avec Yoon Sung-Hyun l’autre soir, des questions impudiques sur la vie privée ont également parasité l’échange, à laquelle la comédienne, comme le réalisateur avant elle, a pourtant répondu avec la même impudeur. Fin d’une soirée étrange, exténuante, et fascinante, avant la clôture du festival le lendemain.