Les Ignorants (Davodeau)

Par Mo

Davodeau © Futuropolis - 2011

Deux copains de longue date, l’un est dessinateur et scénariste de bandes dessinées, l’autre est vigneron. Deux cinquantenaires et, qui plus est, deux bons vivants qui n’y connaissent absolument rien (ou presque) du monde professionnel de l’autre.

« C’est l’éditeur qui te dit quelles couleurs tu dois mettre ?… Quoi ?… J’ai dit une connerie ? ».

C’est la question que Richard posait à Étienne il y a quelques années. A ce moment-là, Étienne ne bronche pas mais n’en pense pas moins : « Toi, j’ai pensé, tu n’y connais rien. Tu m’intéresses ». Entre temps, chacun a fait sa petite vie, acquérant l’un et l’autre l’estime de leurs confrères : Richard Leroy dans le monde des producteurs viticoles et Étienne Davodeau dans celui de la bande dessinée. Mais l’idée a cheminé dans l’esprit de l’auteur jusqu’à ce jour de 2009 où Étienne propose le projet de l’album à son ami.- Si je comprends bien, pour faire un bouquin, tu veux venir bosser bénévolement dans mes vignes… c’est ça ?

- Je veux aussi que tu m’expliques ce qui se passe dans ta cave et que tu m’inities à la dégustation. Et c’est pas tout. En échange, tu découvriras la bande dessinée. Je t’amènerai des livres. On ira voir des auteurs… et des vignerons ».

-

Dans les faits, ces deux hommes ont passé un peu plus d’une année ensemble, de février 2010 à l’été 2011. Étienne a travaillé dans les vignes. Taille, ébourgeonnage, palissage, vendanges et processus de fermentation mais aussi dégustation, démonstration de tonnellerie, séjours chez des vignerons…, il montre l’implication du vigneron durant ce cycle annuel, un investissement sans relâche et une conception de son travail qui force à réfléchir :

« Je me suis moi-même déclassé en Vins de France. J’y gagne une vraie liberté. Je mène ma vigne et mon vin selon mes propres contraintes (…). J’admets que mon vin doit d’abord me plaire à MOI ».

En parallèle, Étienne Davodeau fait découvrir à Richard le monde du livre : visite d’un imprimeur, d’un éditeur, enjeux et difficultés du travail créatif, rencontres avec des auteurs, visites de Festivals (Quai des bulles, Bastia)… Ponctuellement, Davodeau répond au doute ou au scepticisme de Leroy par une rencontre avec tel ou tel confrère. Pour le lecteur, c’est l’occasion de découvrir les auteurs comme on les voit rarement car ils parlent à cœurs ouverts de leurs conditions de travail, de leurs objectifs personnels, de leur rapport à l’écriture et à leurs livres. Ainsi croise-ton Gibrat, Nicoby, Guibert, Marc-Antoine Mathieu, une rencontre très forte avec les deux médecins de M.S.F. (et personnages du Photographe) ou encore une humeur d’une planche de Lewis Trondheim en réaction à la perplexité de Richard (qui vient de lire Approximativement). Et puis découvrir la BD ne serait rien sans la découverte d’albums. La sélection de BD, concoctée par Davodeau, est alléchante !! A ce titre, un bonus des plus original est inséré en fin d’album. Intitulé « Bu / Lu », ce récapitulatif dresse le parcours des deux compères pendant l’année écoulée : les vins dégustés par Étienne et les albums lus par Richard.

Cet album offre une réflexion très intéressante sur les conceptions professionnelles des deux protagonistes. Le ton emprunté par la narration est convivial, un brin philosophe, une bonne ration de mauvaise foi mais surtout, beaucoup d’humour et de convivialité dans les rapports humains. Ces témoignages croisés, imbriqués et interactifs  tissent de nombreux points communs entre deux univers professionnels que tout oppose à première vue.

Je repense à notre balade à l’imprimerie. Ce qui était difficile pour toi, c’était ce moment où, pour la première fois, ton travail dépend de celui de quelqu’un d’autre. Je suis confronté à ça quand je dois choisir des barriques pour mon vin.

Graphiquement, rien à redire. Des ambiances en noir et blanc auxquelles nous sommes habitués lorsque Davodeau part en reportage (Rural !, Les Mauvaises gens). Beaucoup de finesse dans le trait, des décors réalisés avec minutie et réalisme. J’ai ressenti le plaisir qu’à Richard à travailler sa terre et la description graphique réalisée par Davodeau des différentes vignes qu’ils ont visitées m’a permis de percevoir les différences de sol, de végétation, de travail de la vigne. Bien que totalement ignare à l’égard du monde viticole, j’ai eu beaucoup de plaisir à lire le témoignage de ce passionné qui sait rendre compte objectivement de son savoir-faire, de sa vocation et du plaisir qu’il en tire malgré les difficultés récurrentes qu’il rencontre.

Quant à la partie BD, cela m’a plus de pouvoir accéder au témoignage d’Etienne Davodeau. C’est un auteur pour lequel j’ai beaucoup d’estime et le regard qu’il porte sur le travail créatif, ses enjeux, le monde de l’édition… est enrichissant pour un lecteur (néophyte ou amateur de BD). Les rencontres organisées avec les différents auteurs sont passionnantes car elles semblent s’affranchir de toute retenue. Finalement, le récit de la rencontre avec Marc-Antoine Mathieu est celui qui a le plus retenu mon attention. Parce que j’ai eu l’occasion de le lire à plusieurs reprises sans jamais parvenir réellement à entrer dans son univers (excepté pour Dieu en personne, ouvrage que certains considèrent comme atypique dans son univers d’auteur), le fait de le lire sur sa conception de la bande-dessinée me permettra sans aucun doute d’appréhender ses albums avec un œil différent.

Un récit accessible à tous, que l’on soit esthète ou néophyte du vin et/ou de la bande dessinée. Un maître-mot : l’amour du travail bien fait. Cet ouvrage fait bien sûr penser à Rural ! puisque le mode opératoire est le même (immersion de l’auteur pendant une année dans son « sujet d’étude »). Pourtant, je trouve que ce récit a une toute autre portée. Les va-et-viens permanents entre les deux témoignages, le partage et la transmission de savoirs en font un ouvrage vivant et interactif.

L’avis d’OliV.

Extraits :

« Ce que je regarde, qui m’intrigue et que je cherche à comprendre, c’est ce qui relie ce type à sa vigne. C’est bien plus que l’histoire d’une parcelle cadastrale et de son propriétaire. Aux yeux de Richard, Montbenault, c’est une entité vivante et complexe dont il serait le compagnon attentif et l’exigeant partenaire. Ce que je regarde, c’est la singulière fusion entre un individu et un morceau de rocher battu par les vents » (Les Ignorants).

« Pourquoi un livre rencontre ou pas ses lecteurs ? Qu’est-ce qui fait la valeur d’un auteur ? C’est très mystérieux hein ! Moi, j’aime bien les livres et les auteurs qui ont une identité forte et je crois que ce qui fait notre identité, c’est entre autres, nos défauts. On doit les comprendre et les accepter. C’est comme une gueule : un visage prétendument sans défaut, c’est fade, ça emmerde tout le monde » (Les Ignorants).

« - Ah. Je voyais pas ça comme ça, un éditeur.

- C’est-à-dire ?

- J’imaginais un truc plus froid… Une entreprise quoi..

- C’est est une, hein, mais c’est une entreprise qui produit des livres. C’est un truc étrange, un livre… C’est des idées, des sentiments… C’est fragile et compliqué. Ça ne se fait pas comme des frigos ou des bagnoles.

- Voilà, on sent une vraie attention, une proximité humaine… Intéressant ! » (Les Ignorants).

Les Ignorants

- Récit d’une initiation croisée -

One Shot

Éditeur : Futuropolis

Dessinateur / Scénariste : Étienne DAVODEAU

Dépôt légal : septembre 2011

Bulles bulles bulles…

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Les Ignorants – Davodeau © Futuropolis – 2011

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