Légende de saint Laurent et du géant Finn

Par Mafalda

Après avoir converti à la religion chrétienne la Pologne, la Bohême et la Prusse, l’infatigable saint Laurent passa la mer Baltique, seul sur une petite barque, laissant au vent et à Dieu le soin de le conduire, et fit le serment d’élever une cathédrale à l’endroit de la côte où la barque viendrait aborder. Il échoua le troisième jour sur une grève sablonneuse, près d’un village appelé Lund, qu’on voyait de fort loin en mer, car il dominait un promontoire, et qu’on devait voir de fort loin sur la terre, car une plaine s’étendait autour. Il n’eut pas plus tôt fait trois sermons, que tous les habitants demandèrent le baptême. Et le saint se réjouissait déjà, et rêvait de construire en ces lieux un édifice immense, qui serait la vraie métropole du Nord.
Mais une déception l’attendait : les Lundois, encore à demi sauvages, savaient à peine cultiver la terre, et vivaient de la pêche et de la chasse dans des huttes en terre battue. Il n’y avait ni carrière en vue, ni forêt de sapins, ni outils d’aucune sorte, ni ouvriers, ni hommes de l’art. Que faire ? Le pauvre saint avait veau réfléchir, consulter, prier : il ne trouvait pas le moyen de bâtir une église tout seul et sans matériaux. Irait-il en chercher ailleurs ? Mais il faudrait des vaisseaux, des coffres pleins d’or ; et le missionnaire n’avait pour toute richesse qu’un chapelet de buis, pour toute flotte qu’une barque sans rames. Quelle imprudence d’avoir fait un tel vœu ! Il ne pourrait tenir sa parole : il serait damné !
Comme il pleurait à chaudes larmes, un soir, assis sur la falaise à pic, il entendit une grosse voix, qui s’efforçait de paraître douce, et qui disait :
« Vénérable étranger, pourquoi pleures-tu ainsi ? »
Saint Laurent, surpris, releva la tête, et vit un être fort laid, mal vêtu, aux cheveux en broussailles, qui avait l’apparence d’un homme, mais d’un homme si prodigieusement haut, que, ses pieds posant sur le sable, au bord de la mer, il dépassait du front le sommet du promontoire.
« Qui donc es-tu ? Demanda l’homme de Dieu, sans éprouver aucune crainte.
- Je suis un bon géant, tout prêt à te servir.
- Hélas ! Seigneur géant, je crois que ta force ici ne me serait d’aucun secours.
- Tu as donc des projets bien ambitieux ?
- Ah ! Tu vas rire de ma folie : j’ai promis de bâtir une église à Lund.
- Hé ! Hé ! Une église ! N’est-ce pas cela qui t’embarrasse ?
- Cela m’embarrasse si fort, que je me vois déjà damné, tombant dans la grande chaudière.
- Non, tu n’y tomberas pas, quand je devrais bâtir l’église à ta place.
- Toi ! Mais tu n’as pas de pierres !
- J’en trouverai bien assez là-bas, dans la montagne.
- Tu n’as pas d’homme s pour les tailler et les cimenter.
- Bah ! J’ai des serviteurs plus habiles que les hommes.
- Tu n’auras ni plan, ni modèle.
- Avec l’aide de Dieu, j’inventerai bien un style.
- Pourvu que ce ne soit pas avec l’aide du diable ! Pensa le missionnaire. Mais, reprit-il, je ne possède rien. Comment pourrais-je te payer ?
- Oh ! Je  ne suis pas bien exigeant.
- Vraiment ? Réponds vite. Quel prix exiges-tu donc ?
- Eh bien ! Écoute. Quand la dernière pierre sera posée, il faudra que tu me donnes le soleil et la lune…
- Jésus Seigneur ! Ma pauvre église ! Il faut y renoncer !
- Attends un peu… Ou que tu me donnes les deux yeux de ta tête…
- Seigneur-Jésus-Marie ! Je ne pourrai pas voir mon église !
- Attends un peu… Ou que tu me dises comment je m’appelle.
- Ah ! Je respire ! Voilà au moins une condition raisonnable.
- Ainsi donc, tu as bien entendu ? Le soleil et la lune, les deux yeux de ta tête, ou mon nom.
- Ou ton nom. C’est bien cela. Tu peux te mettre à l’ouvrage.
- A tes ordres ! J’y vais tout de ce pas. »
Or, ses pas étaient de belle dimension ; car il disparut en quelques instants derrière les collines qui fermaient l’horizon du Nord.
Le saint rentra dans Lund, le cœur joyeux.
« Dès demain, se disait-il, je commencerai mes recherches. Un si grand personnage ne peut passer inaperçu. Le premier venu me dira sans peine qui est  mon gracieux bienfaiteur. »
Après avoir dîné de fort bon appétit, il dormit pour la première fois depuis son arrivée.
Il logeait sur la grand’place.
Le matin, en ouvrant sa fenêtre, il lui sembla que la place avait changé. Au milieu de l’immense rectangle, au sol inégal, qui servait de marché, de promenade publique et de champ de Mars, s’ouvrait une tranchée profonde, en forme de croix, où des blocs de granit, parfaitement assemblés, présentaient des assises capables de porter la tour de Babel. Aucune trace de déblais ; la terre était soigneusement enlevée.
« Merveilleux ! S’écria Laurent. L’inconnu travaille la nuit, paraît-il. Je l’observerai la nuit prochaine. »
Aussitôt, il se mit en campagne. Il questionna d’abord des enfants qui jouaient devant la maison. Mais il eut beau décrire cet être mystérieux, son air, son costume et sa taille ; les enfants rirent de sa question : ils n’avaient jamais vu de géant.
Alors il s’adressa aux hommes qu’il rencontrait dans les rues. Aucun ne put le renseigner.
« Ce que les hommes ignorent, pensa le missionnaire, les femmes doivent le savoir ; car la femme est, de sa nature, prompte à retenir et prompte à raconter. »
Mais les Lundoises sur ce point, n’en savaient pas plus long que leurs maris ; et, quand il eut fait le tour de la ville, frappé à toutes les portes, interrogé même les centenaires, comme il rentrait le soir, épuisé de fatigue, et non mieux renseigné que le matin, il se dit sans perdre courage :
« Le géant n’est jamais entré dans la ville ; j’aurais dû m’en douter, car il a plutôt l’air sauvage. Mais les paysans le reconnaîtront sans doute. »
Il était si las, qu’il ne se réveilla pas une fois pour observer la place.
Le lendemain, il parcourut les villages les plus proches. Il visita les moindres sentiers, les huttes isolées dans des champs incultes, même des retraites de lépreux. On aurait dit que tous s’entendaient pour lui répondre :
« Passez votre chemin, bonhomme ; je ne comprends rien à vos histoires. »
Le saint, toujours plein de confiance, répondait en lui-même :
« Soit. Nous chercherons plus loin. »
Et pendant quinze jours, plus loin, toujours plus loin, il explora la plaine. Cependant l’église grandissait avec une rapidité inquiétante. Sur la chapelle souterraine, aux piliers bas et lourds, avaient surgi des fûts de colonnes du pur style byzantin, des murailles percées de portes en plein cintre, des boiseries sculptées dessinant le pourtour du chœur. Puis les colonnes, montant toujours, s’étaient jointes par des arcs de pierre. Une toiture métallique avait recouvert les bas côtés, d’où émergeait déjà l’ossature de la nef. La façade regardait la mer, et brillante sous le soleil, elle semblait vouloir appeler les voyageurs, attirer les vaisseaux vers l’heureuse petite ville.
Les habitants voyaient avec orgueil s’élever la future métropole ; mais elle leur inspirait aussi une vague terreur. La plupart attribuaient ce miracle à la puissance du saint ; et cependant, on entendait, la nuit, des bruits si étranges sur la place !
Bientôt la nef aussi fut couverte ; deux tours carrées se dessinèrent au-dessus de la façade, et des piliers se dressaient en cercle au croisement des toits, prêts à porter un dôme. Dans quelques jours, tout serait fini.
Laurent ne savait plus s’il devait pleurer ou se réjouir.
« Quel dommage ! Soupirait-il. Une si belle cathédrale ! Et moi, au lieu d’y célébrer la première messe, je ne serai bon qu’à m’asseoir sous le porche, avec un chien et une sébille, comme un pauvre aveugle. Car je ne puis décrocher du ciel le soleil et la lune, ainsi qu’on décroche une vieille lampe ! Il faudra que je donne mes deux yeux ! »
Alors, tombant à genoux, il fit une prière :
« Bonne sainte Vierge, et vous, anges du paradis, faites-moi trouver le nom du monstre ! Ne laissez pas triompher l’auxiliaire du démon ! »
A peine avait-il achevé sa prière, qu’il crut entendre une voix très douce qui lui disait :
« Courage, Laurent ! Cherche toujours ! »
Réconforté par ces paroles, Laurent partit bien avant l’aube, résolu, cette fois, à  visiter même la montagne. Il y parvint au lever du soleil, et s’engagea au hasard dans un défilé sombre, entre deux hautes murailles de rochers, par la couleur et par le grain, ressemblaient aux pierres de son église. Continuant son chemin, il aperçut, non à hauteur d’homme, mais à hauteur de géant, des cassures toutes fraîches dans la muraille de droite, comme si d’énormes blocs en eussent été détachés pendant la nuit.
« Nous approchons, murmura le saint. C’est le moment d’ouvrir les yeux, si je ne veux pas les perdre. »
Son cœur battait à coups pressés. Il était si ému qu’il n’avançait plus qu’avec peine, se dissimulant derrière les broussailles, inquiet et attentif comme s’il eût approché d’une embuscade. Soudain, il crut qu’il allait défaillir. Un bruit de voix avait éclaté dans la solitude, et quelle voix ! C’était une voix de femme, mais si puissante, qu’on l’aurait entendue de trois lieues. Il s’y mêlait un cri d’enfant, mais quel cri ! On aurait cru assister au massacre des Innocents.
Laurent marcha encore une heure, se bouchant les oreilles pour ne pas devenir sourd ; car l’enfant ne cessait pas de gémir, ni la mère de gronder, et le vacarme faisait trembler toute la montagne.
Enfin il atteignit l’endroit. Il vit une grande caverne béante, et, devant la caverne, une femme plus haute que les sapins, qui berçait dans ses bras un nourrisson grand comme un homme fait.
La femme battit l’enfant ; il cria plus fort. Elle l’embrassa ; les cris continuèrent. Alors, à bout d’arguments, elle murmura d’une voix câline, en patois scandinave :
« Calme-toi, mon petit ! Ce soir, ton père Finn t’apportera le soleil et la lune, ou les deux yeux de saint Laurent ! »
Ton père Finn ! Le saint n’écouta pas la suite ; mais il se prosterna dans la poussière, bénissant l’être mystérieux qui l’avait si bien conseillé.
Quand il rentra dans Lund, l’église était achevée, les deux tours surmontées de leurs flèches, et le dôme de sa croix dorée. Le saint resta d’abord en extase devant cette œuvre surnaturelle, au milieu de la foule qui l’acclamait comme l’unique auteur. Puis, fidèle à sa promesse, il se rendit au bord de la mer, sur la falaise à pic. Le géant l’attendait, assis sur le sable. Il se redressa aussitôt. Ses yeux lancèrent des flammes sous ses épais sourcils. Il souriait avec une expression féroce.
« Eh bien, es-tu satisfait de mon travail ?
- Je suis si satisfait, bon géant, que je ne sais comment te remercier.
- Oh ! Tes remerciements, je n’y tiens guère ; je ne suis pas très cérémonieux. Mais tu as bien autre chose à m’offrir ?
- Ecoute, mon grand ami, j’avais d’abord songé à t’offrir le soleil et la lune ; mais ils n’ont pas voulu venir ensemble. Ils ont répondu qu’il faudrait attendre la prochaine éclipse. »
Le géant tendit alors sa vaste main.
« Pourquoi tends-tu la main, bon géant ?
- C’est pour avoir tes deux yeux bleus, mon bon saint Laurent.
- Oh ! Mon ami, tu n’es pas si méchant que cela ! Tu veux rire !
- Je ne ris pas du tout. Allons, n’abuse pas de ma patience !
- Calme-toi ! répondit l’homme de Dieu ; tu vas avoir ce que t’ai promis. Adieu, seigneur Finn ! »
Le géant levait déjà ses deux bras pour saisir le saint. Mais quand il entendit le dernier mot, il chancela, se renversa en arrière et tomba dans la mer Baltique. Depuis on ne l’a jamais, ni lui, ni sa hideuse famille.

Louis MONTAIGLE