En mémoire d'Andrea Zanzotto, par Martin Rueff

Par Florence Trocmé

NDLR : le 18 octobre 2011, pendant la pause d’une quinzaine de jours de Poezibao, est advenu le décès d’un des plus grands poètes contemporains, l’italien Andrea Zanzotto.  
Comme trop souvent désormais, silence accablant de la plupart des médias français*. Silence ressenti très douloureusement par plusieurs des admirateurs, connaisseurs ou traducteurs du poète, notamment Philippe di Méo et Martin Rueff.  
Martin Rueff tout particulièrement qui offre à Poezibao, avec le plein accord de Michel Deguy et de Claude Mouchard, la possibilité de publier aujourd’hui, en avant-première, un article qu’il a rédigé pour le prochain numéro à paraître de la prestigieuse revue Po&Sie. Martin Rueff qui proposera également dans les mois à venir des traductions inédites de Zanzotto. 

Andrea Zanzotto est mort 
par Martin Rueff 

Andrea Zanzotto est mort mardi 18 octobre 2011 à Conegliano quelques jours seulement après avoir fêté ses quatre-vingt-dix ans. Cet anniversaire avait été marqué par la publication du volume de ses poésies complètes : Tutte le poesie, (Milan, Mondadori, septembre 2011, 1200 pages), mais aussi par celles de Ascoltando dal prato. Divagazioni e ricordi, (Giovanna Ioli éd., Novara, Interlinea, octobre 2011) et d’un fort volume contenant tous les textes de Zanzotto consacrés au cinéma : Il cinema brucia e illumina – Intorno a Fellini e altri rari, (Luciano dei Giusti éd., Venise, Marsilio, octobre 2011). En 2011, Zanzotto avait aussi publié Il mio Campana, (Francesco Carbognin éd., Bologne, Clueb, 2011). Indiquons enfin la parution d’un beau numéro de la revue Autografo, n°46, I novanti anni di Andrea Zanzotto qui contient des pages inédites.  
 
Il serait bien difficile à l’heure de l’émotion et de la tristesse d’indiquer la signification de cette perte pour la poésie italienne, pour la poésie en général, ainsi que pour la culture européenne. Les paroles que Zanzotto consacra à Pasolini valent sans doute encore plus pour Zanzotto lui-même : « avec tout ce qu’il a écrit, et avec tout ce qu’il a créé dans les champs d’activité les plus variés, est-il juste de dire que Pasolini doit être avant tout qualifié par le nom de poète ? Oui, et cela, dans l’acception la plus gênante et presque la plus désuète que ce terme peut recouvrir »1. Zanzotto incarnait une confiance totale dans la poésie : il était la poésie et parlait en son nom. Il ne reculait pas devant le terme et en assumait toutes les significations, toutes les implications, toutes les complications. Et s’il prenait la parole en public, que ce soit pour dénoncer ou pour édifier, c’était en poète. En lui se nouent les plus grandes voix du siècle- il les côtoya, il leur fut ami, elles le reconnurent – d’Ungaretti à Montale (Zanzotto ne décrit pas : il circonscrit et enveloppe), de Pasolini à Fortini, de Luzi à Raboni. Et il n’est de critiques, quels que soient leurs goûts ou leurs inclinations qui n’aient reconnu en lui l’accomplissement des plus hautes traditions – de Contini à Cortellessa.  
Il rassemblait en lui tant d’héritages : le chant pur et le poème objet, la simplicité et l’expérimentation, la tradition et l’avant-garde, l’egologie et l’écologie, l’hymne et l’élégie, le devenir hymne de l’élégie et le devenir élégie de l’hymne : le poète d’un « monde minuscule en apparence » (selon le mot qu’il appliquait à Biagio Marin) et le poète des aspirations les plus universelles. Il fut le poète de la beauté et des paysages, mais aussi celui du destin et de l’histoire des hommes. Même si Zanzotto restera aussi comme un prosateur exquis et un critique d’une pénétration remarquable, tout chez lui (tout de l’espace et tout de l’histoire) conduit au poème.  
 
À chaque rencontre au rez-de-chaussée de Pieve, près de la table jonchée de manuscrits et de livres envoyés en hommage, alors que le merle sifflait, et que le chat le poussait à remonter dans les branches, sous le bonnet rouge qui était comme son habit d’Arménien, Zanzotto reculait d’un cran dans la conversation avec l’ironie qui le caractérisait. Il avait le regard de loin mais savait le porter au plus près de soi se penchant sur les êtres avec une infinie bonté. Sa conversation était douce et brillante : il fut curieux jusqu’au bout et c’est cette grâce qui électrise tous ses textes.  
On a souvent rappelé que sa petite santé était aussi une stratégie – mais il sentait le grand âge et ses contraintes. Il constatait avec tristesse que la table des grands amis s’était rétrécie : de la mélancolie (surtout quand il rappelait les anciennes romances), de la nostalgie (toujours quand il rappelait la beauté de la vallée avant le massacre des hommes), de l’alacrité (quand il évoquait les enfants, la vivacité de la nature, l’entrain des souvenirs) – de l’amertume jamais. 
Un jour que nous étions tous réunis, l’un d’entre nous (on ne le nommera pas), fit tomber une tasse – elle se brisa elle aussi « comme un éclat de rire ». Alors que l’on s’empressait, que certains se confondaient en excuses, Zanzotto fut pris d’un fou rire d’enfant – festa festa evviva ! c’est la fête !...c’est la fête…. 
Il était le plus jeune des poètes italiens.  
 
Martin Rueff 
 
 
*on pourra lire cependant 
cet article du Monde par René de Ceccatty 
cet article de la Tribune de Genève
 
1.Pasolini poeta, in Pasolini. Poesie e pagine ritrovate, éd. A. Zanzotto et N. Naldini, Roma, 1980, désormais in A. Zanzotto, Scritti sulla Letteratura, Milano, Mondadori, 2001, vol. II, pp. 153-160.