Brassens ou le désaccord parfait (1)

Par Montaigne0860

On trouvera sous la catégorie Brassens tous les textes que j’ai produits, et en particulier (mais pas seulement) l’ensemble du livre paru il y a dix ans aux éditions du Félin (sous le titre: Bonjour Brassens… titre que je n’ai jamais approuvé) et qui est désormais introuvable. Voici le premier chapitre de ce texte.

L’apparition

Dans les années cinquante, deux voix, l’une mâle l’autre femelle, remplissaient notre espace intérieur. Ce n’était pas celles de nos parents qu’on n’entendait plus depuis longtemps, mais celles d’une radio parisienne qui déversait des chansons.
La voix mâle était celle d’Édith Piaf : grave, féroce, elle disait qu’il n’y avait rien à faire et qu’on était fichus d’avance. La grâce splendide des désastres annoncés faisait trembler les murs. Ce bombardement du cœur était l’écho des autres, des vrais, de ceux qui, avant notre naissance, avaient mis à bas la petite ville du Nord où nous proliférions. La raucité noire de la môme, cordes vocales distendues contre un orchestre balourd, balançait du mineur en veux-tu en voilà, tandis que la mère épluchait les oignons dans la cuisine envahie de lessive. Aux fenêtres, la vapeur d’eau dessinait tout le jour les larmes du monde : puis la brume des blafards dimanches de décembre tombait ; on ne nous aimait plus. Nos yeux erraient sous la lampe électrique, s’arrêtaient un instant sur le père qui, caché derrière le journal, en froissait discrètement les bords ; alors nous nous regardions les uns les autres, enfants froids, bercés par la malchance de cette vaste voix déguisée en homme et qui assumait tout courageusement. Piaf se battait bien contre l’orchestre mais perdait à chaque fois. Les drame durait trois minutes, et pourtant, toute la soirée, toute la nuit, on pressait l’oreiller en répétant les mots qui avaient envahi notre mémoire. Dans les draps, le cœur battait si fort au rythme lancinant des cuivres, que les bruits de casseroles de la cuisine se glissaient à l’intérieur du rêve : on s’endormait dans un terrain vague hérissé de ferrailles rouillées.
Après Piaf, souvent était venue la voix femelle, Tino Rossi, mais il n’avait à proposer que le soleil. Gluant castrat, il chantait des faveurs que l’on ne connaissait pas. Mon père avait bien chantonné avec lui, mais ce faisant, il se moquait de lui-même, roulait les r d’une voix de fausset, et ce n’était pas cette canicule ironisée qui pouvait nous rassurer. Car Tino était au même titre que le poêle, une fournaise qui ne tenait pas contre la crudité des chambres. Piaf, au contraire, dans son combat contre les hommes, qu’elle ne pouvait s’empêcher d’aimer et qui était pourtant tous des salauds, était vraiment à l’image de notre pays tel qu’il s’étalait au mur de la classe, avec ses contours tragiques et immortels. La France s’était dressée contre les mâles Germains, elle avait eu froid, et Piaf pleurait sous la pluie sans cesse renouvelée sa belle jeunesse perdue. Avant d’être grands nous pataugions déjà dans la nostalgie. Ça n’aidait pas. S’ouvrir le doigt avec un couteau, se piquer aux orties, prendre des coups, était alors la seule preuve que nous avions le droit de vivre.
Un jour d’été, une voix différente descend dans la rue. Un jeune voisin, véritable « mauvais sujet », laisse son Teppaz vibrer contre le crépi des rues. Je suis sur un vélo « volé sans doute le matin même à un ami » et je m’efforce de trouver mon équilibre sur le macadam. Je n’entends pas encore les paroles de la chanson, seulement l’ouverture, comme un enfant qui court : c’est une chamade blanche. Au-delà de ce bulldozer que rien n’arrête, la voix soudain bouscule les mots comme si elle avait hâte d’aller au bout. Le vent me prend tandis que la guitare cogne ses graves, trois doigts-le pouce, les accords changent à peine et la voix, la sombre voix qui contait monotone, tout à coup éclate de rire quand l’allitération « Gare au Gorille ! » emplit la rue. Je tombe, c’est vrai, la ligne est brisée, mais je ris de posséder enfin un vrai cri contre la bêtise.

Je dois dire que je nourrissais depuis longtemps une rage fraîche, mon énergie ne me trompait pas, mais j’étais si seul face aux visages qui se penchaient vers moi… Cette fois je savais. Bien que son accent de Sète laissât entendre des articulations qui ressemblaient peu au sabir qu’on parlait dans nos contrées, j’étais certain que cet homme, un adulte pourtant, était de mon côté. J’avais un ami enfin, un gorille, pas tout à fait un homme, mais qui, sur le « i-i-i-iille », éclatait d’un rire tellement encourageant, tellement plus ample que le petit rictus qui me prenait lorsque je subissais les assauts des « bonnes gens ». À travers le parler-chanter, je percevais la déroute des mes maîtres tristes et je respirais pour la première fois l’allure frénétique d’un verbe plein de joie de vivre. Il suffisait d’y croire, il suffisait de se laisser aller, de dire ce que l’on pensait, ce que l’on voulait, jusqu’aux histoires les plus folles. J’entendais une sorte de fable, un récit obscène qui brûlait d’un coup les vagues certitudes croupissant dans la paille de ma jeune cervelle.
Brassens ne me quitta plus. À chaque fois que je montais sur un vélo de hasard, la grosse voix monocorde et rieuse me revenait comme un appel à persévérer dans ma moquerie des braves gens qui me voulaient du bien en me poussant de force au monument aux morts ou dans l’église glacée.
À la puberté, le monde et ma voix s’aggravèrent. Je me mis à penser contre la petite flûte de l’enfance, contre les pères et les lois, et tout naturellement la voix de Brassens me servit de modèle. Mes parents, ignorant des ravages, achetèrent un Teppaz d’occasion et je volai bientôt la chose, puis le disque du Gorille, car le tourbillon de la télévision accapara leur attention, me rejetant sur les marges de ceux qui refusent les images des autres. S’effondrer devant la télé eût été d’une lâcheté folle, un abandon aux valeurs dérisoires qui m’avaient malmené. Je devais m’inventer des scènes qui soient à la hauteur de ma révolte.
Je me souviens. En sortant la galette de l’enveloppe où figure le visage du chanteur, je savoure par avance la douche chaude des mots. Mon pouce prend appui sur les bords du microsillon, trois doigts s’avancent vers le centre du disque, et je dépose sur la platine l’encyclopédie de mes rêves. Derrière ces gestes, je devine que la guitare n’est pas loin. Je tire en arrière le bras du Teppaz comme on cale la pédale d’une bicyclette et la machine tourne, véritable microcosme dont je suis un moment le petit dieu.
Le temps s’arrête, le soleil vire au noir et blanc, il n’y a plus de couleurs autres que cette pointe sèche qui crache des pleines bouches de mots crus, contourne la poussière accumulée dans les heures où je n’ai pas pu l’écouter, heures vides donc et qui s’oublient à l’instant du passage de la voix cachée dans les sillons. Le soc laboure allègrement mon imagination, et loin des goualantes sucrées qui empruntent leurs effets au miel des sensations épidermiques, voici une histoire en syllabes à peine chantées qui ouvre directement sur la vie telle que je la conçois.
Issues du zoo imaginaire des jours, les « larges grilles » qui entrent en consonance avec l’animal dévastateur me sont parfaitement connues. C’est l’école. Et quand les adultes s’extasient : « Comme il a grandi ! », je sens que les poils du gorille font écho à ceux qui poussent sur ma propre peau. Le rire est ma seule défense. Le quadrumane, le « singe… puceau » devient l’image de mon miroir, mais surtout la voix si grave, si graveleuse, le saut d’octave sur le i, donnent à mon existence sans relief une idée du cri que je pourrais pousser si j’en avais l’audace.
Figure archaïque de notre jungle sans joie, elle engendre une histoire qui fait de nous des héros. À chaque rebuffade je pense au gorille et je ris. Je pédale à travers la grotte de mon rêve, c’est mon espace, et personne, pas même la loi, ne peut venir m’y retrouver.

À l’intérieur de nos crânes, nouvel art pariétal, une ombre a commencé de rôder. Ce singe, loin d’imiter l’homme, a nettoyé nos tympans éclaboussés par la bêtise commune. Certes le monde était mort, mais au-dessus des pierres tombales que figuraient les toits d’ardoise de nos maisons, de nos prisons d’enfance, King-Kong a raclé sa gorge et, courant avec les nuages, il a voilé la lune trop sucrée et secoué de ses grosses pattes les venelles toutes tracées où nous avancions à petits pas.
La joie ne s’est trouvée que dans la voix noire. Contre l’appel froid des contraintes où nous croissions sans y croire, la part de jeunesse folle, velue et véloce, où la négation elle-même était coupée, enjambée :
Malheureusement je ne peux
Pas la dire et c’est regrettable
la jeunesse donc, se mit à bousculer à plaisir l’ordre que l’on tissait soigneusement autour de nos corps piaffants. La parole, sous le biais innocent du chant, avançait des évidences féroces que personne ne pouvait contester sans mauvaise foi. L’interdit qui a longtemps frappé Le Gorille sur les ondes est la réplique exacte du mutisme imposé à nos flots de révolte. Dans les draps, nous avons rongé notre frein, mais quelque part, au creux d’une galette noire, la fève sombre attendait le printemps des mots qui fit de nous des rois. Notre père n’était pas aux cieux, mais un homme, un vrai, raclait aux sillons, dessinant un chant de paroles rythmées dont les moissons furent étonnantes.
Aujourd’hui, ce chant résonne toujours. Certes les décennies ont transformé ma révolte en pitié et les cons sont devenus des personnages de Beckett ; tout le monde est un peu con, tout compte fait, un peu pitoyable ; on se défend comme on peut, mais puisque nous n’irons plus au bois, au moins qu’on nous permette de rire sous la nue, et bien malin qui se risquera à nous faire marcher au pas. Il est regrettable que la télé relaie Épinal et Lourdes, mais je n’en veux à personne, il faut bien vivre ; simplement je demande qu’en échange, aux soirs de lassitude, aucun « croquant » ne vienne « cogner à mon huis » lorsque je ferai gronder Le Gorille jusqu’à ce que bonheur s’ensuive.