[Feuilleton] : La Digue, de Ludovic Degroote/2

Par Florence Trocmé

Sur le principe du feuilleton, voir ici 
 
Ludovic Degroote, La Digue, épisode1  

Ludovic Degroote, La Digue/2 

C’est parce qu’on la connaît par cœur qu’on ne sait jamais où on va quand on est sur la digue, on s’efforce de continuer, par pans, par bouts, parfois par blocs, ça s’éboule, ce qui semble certain c’est que de l’intérieur la résistance devient plus forte, celle-là même qui fait tenir – falaise d’éboulis. 
 
 
 
 
À côté des choses, à côté de soi, un poids plus lourd, ce qu’il faut traîner ; on fait la digue le monde sur les épaules, au-dessous, au bord, on ne sort de rien, et quand l’air semble passer à l’intérieur, on s’étrangle. 
 
 
 
 
Peu d’usure de la digue, sinon celle qu’exerce la mer, un effort constant, régulier : sous les pas rien ne cède hors le temps, et ne s’use que la limite du corps qui pousse, jusque-là au moins maintenu en vie. 
 
 
 
 
Des espaces blancs, à côté des moments de silence, on balaie les choses du regard, elles vont de façon oblique, par pans, par intervalles, c’est ainsi qu’on les rencontre, on se traverse, et puis on retourne au silence. 
 
 
 
 
Avancer en soi en éloigne la limite ; horizon racorni, falaise, mur des villas haut dressées dans le ciel : autant d’espaces sans fin. Chaque regard se replie, se perd en partie – on donne souvent pour du vide ce qui est trop large. Être à la mesure de son étroitesse : l’intérieur n’a pas de bout ; certains jours on se demande si ce qu’on croit saisir de lui ne nous protège pas de nous-même. 
 
 
 
 
Les morceaux de vide qu’on franchit sur la digue, on ne les aperçoit pas. Ce qui manque s’entasse à l’intérieur. On ne voit rien. C’est pour ça qu’on passe, et qu’on recommence ensuite ; on sent que c’est préférable à ce qui meurt. 
 
 
 
 
Une chose, une autre, une autre encore, à nouveau, les choses posées les unes à côté des autres, les liens entre elles on croit que c’est nous, les intervalles vides entre elles, comme une pluie de nous-même sans cesse en dedans, on passe, entre les choses, à côté de soi. 
 
 
 
 
Même abattu on en sort, le vide ça n’est pas une chose qui dure – voici que montent le plat, la peine, le poids quotidien, tout ce qui redevient neutre, et rassure -, ou avec quoi on peut ne pas finir. 
 
 
 
 
Peu de sens sur la digue, même pour ce qui se répète, rien d’immédiat, seul le goût du trajet, aller au-dedans, rien ne se perd, quand on arrive au bout, vers l’impasse, on revient, on recommence, on imagine se taire un peu plus. 
  
 
Ludovic Degroote, La Digue, Éditions Unes 1995, (épuisé), pp. 13 à 15 
 
[à suivre : épisode 3 lundi 31 octobre 2011]