Le protectionnisme, avenir de la gauche ?

Publié le 02 novembre 2011 par Labreche @labrecheblog

Défendues par Arnaud Montebourg tout au long des primaires socialistes, les idées protectionnistes ont trouvé une audience concrète dans l’électorat de gauche et ont participé au bon score du chantre de la « démondialisation ». Mais peuvent-elles vraiment constituer la pierre angulaire d'un programme pour 2012 ?

De l’antimondialisation à la démondialisation

Après la fin des primaires socialistes et l’investiture de François Hollande comme candidat, le PS et l’équipe du candidat voient s’ouvrir quelques semaines de travail intense sur le programme qui sera défendu en 2012, afin de faire la synthèse des idées proposées par le parti, par le candidat vainqueur, mais aussi parfois par d’autres candidats lorsque ces idées ont convaincu. La question de la place qui sera réservée, dans le programme de François Hollande, aux idées protectionnistes défendues par Arnaud Montebourg, est l’un des points les plus incertains. Le député de Saône-et-Loire, qui a prôné dans son livre (Votez pour la démondialisation !) et pendant des mois de campagne la création de « barrières sanitaires, sociales et environnementales », en particulier douanières, aux frontières de l’Europe, doit à ses discours protectionnistes une part non négligeable de ses 17 % le 9 octobre dernier. Après le scrutin, un sondage révélait ainsi que 54 % des Français se diraient favorables à l’adoption de mesures protectionnistes.

À vrai dire, ces dernières années, le protectionnisme a séduit une partie de plus en plus grande de la gauche. Au point que Montebourg, parce qu’il en a fait un point majeur de son propre programme, a paru incarner l’aile gauche du Parti socialiste. La vogue de l’antimondialisation dans les années 1990 s’était pourtant atténuée au cours des années 2000 au profit de mouvements dits « altermondialistes » préconisant une mondialisation maîtrisée, plus démocratique, plus soucieuse d’équité sociale et de protection de l’environnement. Mais suite à la crise débutée en 2008, les discours se sont durcis : Emmanuel Todd mérite d’être considéré comme le principal instigateur de ce renouveau, à travers son livre Après la démocratie dont les développements sur le protectionnisme tombent alors à point nommé. Puis, chez les hommes politiques, avant Montebourg, c’est Jean-Luc Mélenchon qui défend le protectionnisme, lui qui a mis l'accent plus récemment sur sa proposition d'un système de « visas sociaux et écologiques pour toute marchandise entrant dans l'Union ».


Pourtant, dans le même temps, Marine Le Pen adopte aussi cette ligne politique et, historiquement, le protectionnisme est plus souvent associé à la droite, le Smoot-Hawley Act adopté par les Républicains au Congrès américain en 1930 constituant l’exemple le plus fameux des tarifs douaniers adoptés pour protéger les salariés et producteurs nationaux (Américains dans ce cas), une mesure dans laquelle certains économistes ont par le passé vu une cause majeure de la Grande Dépression des années 1930. De fait, l’adjectif « protectionniste » n’est guère de ceux que l’on revendique et Arnaud Montebourg lui-même préfère se référer au concept de « démondialisation ».

Un problème de définition

Mais que trouve-t-on derrière ce jeu de vocabulaire ? Si l'on s'en tient à la notion de protectionnisme d'abord, la hausse des tarifs douaniers n’est pas la seule mesure qui peut viser à limiter les importations et à protéger un secteur économique, une industrie ou certains emplois. L’interdiction pure et simple d’une importation ou d’une catégorie de produits peut être accusée de protectionnisme déguisé, argument principal des États-Unis dans la guerre du bœuf aux hormones dont l'inocuité pour l'homme a été plusieurs fois démontrée. Mais une infinité de mesures peuvent avoir des effets protectionnistes parfois recherchés : normes restrictives sur certains produits (normes de vinification par exemple, régies au niveau de l’UE par l’organisation commune du marché vitivinicole), ou encore aides directes à une entreprise ou à un secteur, comme dans les cas bien connus d’Airbus ou, plus récemment, les aides au secteur automobile consenties aux États-Unis comme en Europe dès 2009. De telles aides peuvent d’ailleurs prendre la forme de subventions, mais aussi d'autres formes comme des emplois aidés dans un secteur économique exportateur, ou un système plus complexe de compensations comme pour les surplus agricoles dans l'UE.

Arnaud Montebourg, lui, a cependant bien précisé dans son programme vouloir spécifiquement pratiquer l’augmentation des tarifs douaniers, et notamment de les moduler en fonction de certains critères de production dans le pays d'origine (sociaux, sanitaires et environnementaux). Un programme qui porte la marque d’un juriste, donc, axé sur le respect de certaines normes, et visant à évaluer le juste tarif douanier pour chaque produit en calculant leur coût social et environnemental. Mais Arnaud Montebourg se réfère aussi à la « démondialisation », un concept importé ― les idées n’ayant pas de frontières ― et qui a pour père l’intellectuel philippin Walden Bello, auteur d’un livre sur le sujet, Deglobalization, paru en 2002 et qui vient d’être opportunément publié en français sous le titre La démondialisation. Or ce livre suit une ligne sensiblement différente de celle d’Arnaud Montebourg, puisque la réflexion de Walden Bello porte sur les bénéfices d’un meilleur contrôle de leur commerce extérieur par les pays en développement, mais aussi sur le rôle des institutions internationales dans la politique économique, et le contrôle démocratique sur celles-ci, toutes questions qui n'ont rien à voir avec le propos de Montebourg.

Une certaine confusion existe donc chez Arnaud Montebourg sur la véritable signification de la démondialisation et du protectionnisme, ce qui s’illustre particulièrement par son refus obstiné affiché face à Manuel Valls quant à la TVA sociale lors des débats des primaires, alors même que cette mesure (déjà mise en œuvre en Allemagne) est purement protectionniste, puisqu’associée à une baisse de charges patronales et à prix constants, la hausse de TVA ne porte alors théoriquement que sur les importations et favorise les produits nationaux.

Un effet marginal sur l’économie

De fait, conséquence de ces imprécisions, des questions cruciales restent en suspens, et c’est à ces questions que l’actuel candidat du PS et les siens devront répondre très rapidement pour déterminer s’il est opportun de reprendre l’approche protectionniste à leur compte.

D’abord, le protectionnisme est-il efficace pour agir sur les emplois et sur la croissance ? Certes, selon la doctrine libre-échangiste la plus inflexible, le protectionnisme serait un obstacle au redémarrage économique et même un facteur apte à renforcer voire à provoquer une crise mondiale. Encore une fois, le Smoot-Hawley Act de 1930, par son lien supposé avec la Grande Dépression, est l’exemple habituellement mis en avant aux États-Unis comme en France par les économistes soucieux de défendre le libre-échange, même et surtout en temps de crise économique. Pourtant, cet argument est faux, comme le montrent l’approche théorique aussi bien que l’approche empirique Du point de vue théorique, pour que l’économie se porte bien, c’est-à-dire pour que le PIB soit en croissance, il faut se souvenir des composantes de base du PIB (Y) :

Y = C + I + G + X – M

C étant la dépense privée de consommation, I la dépense privée en investissement, G la dépense publique (G pour gouvernement), X les exportations et M les importations. Des mesures protectionnistes prises dans un pays et, en réaction, chez ses partenaires, vont mécaniquement diminuer le commerce international, c’est-à-dire les importations et les exportations. M diminuera, X diminuera aussi, mais rien ne dit que le nouvel équilibre après quelques mois verra le ratio X/M s’améliorer, toujours est-il que son impact sur le PIB (quel qu'il soit) sera plus faible. En revanche, les autres composantes du PIB, les plus essentielles, ne bougent pas en fonction du degré de protectionnisme. L’effet sur la croissance et sur l’emploi est donc au mieux marginalement positif, au pire marginalement négatif, du moins dans une économie de consommation comme la France. Une économie dépendant plus largement de ses exportations, comme la Chine ou même, à un degré moindre, l’Allemagne, a plus à perdre à jouer le jeu protectionniste.

Du point de vue empirique, maintenant, la remise en cause du consensus sur le Smoot-Hawley Act, menée par Douglas A. Irwin grâce à son récent livre Peddling Protectionism (non encore traduit en français) devrait suffire à faire cesser les fausses allégations selon lesquelles le protectionnisme serait susceptible de renforcer la crise actuelle ou d’empêcher la reprise économique. Bien plus que les droits de douane, c’est la politique monétaire inadaptée de la Réserve Fédérale qui est à la source de la Grande Dépression, comme l’ont rappelé, avec Doug Irwin, Barry Eichengreen ou encore Paul Krugman , pourtant premier à remettre en cause la rhétorique protectionniste dans son fameux livre La Mondialisation n'est pas coupable. Une politique monétaire qui n’est d’ailleurs pas sans points communs avec celle menée dans la zone euro aujourd’hui ― mais c’est là un autre débat.

« Industries de tous les pays, protégez-vous » ?

Pour le débat qui nous concerne, la critique peut naturellement être inversée. De même que le Smoot-Hawley Act n’a pas eu l’effet qu’on lui attribue sur la Grande Dépression, de même il est illusoire de penser que des mesures protectionnistes peuvent avoir un effet massif sur l’emploi et sur la croissance. Plus de commerce ne signifie pas plus d’emploi, mais moins de commerce non plus : l’économie demeurera déprimée tant que la dépense globale restera trop faible. Or aujourd’hui, la politique d’austérité bloque depuis plusieurs années les dépenses publiques, les inquiétudes sur le système bancaire et financier contraignent le crédit et bloquent les dépenses d’investissement privé (celles des entreprises en particulier, particulièrement au niveau de l’UE et de la zone euro), et les dépenses de consommation (composante la plus lourde du PIB) sont chroniquement insuffisantes comme le rappellent périodiquement les statistiques de l’Insee.

Mais alors, le protectionnisme peut-il avoir un intérêt économique et peut-il être mis en œuvre dans l’intérêt des Français ? Car, de prime abord, il est surprenant de voir aujourd’hui la gauche non seulement défendre une ligne politique qui est celle du Front national, mais aussi s’éloigner avec ce type de discours de son internationalisme originel. Pour un ensemble de mesure qui, finalement, qu’on l’appelle protectionnisme ou « démondialisation » n’aurait pas d’effet positif significatif et durable sur l’économie.

En fait, pour comprendre l’intérêt que peut représenter le protectionnisme, il faut restreindre le champ d’analyse. Accepter que de telles mesures seraient transitoires, en fonction du contexte actuel. On perçoit par exemple d’évidence combien de telles mesures peuvent bénéficier à un secteur concurrentiel. Mais il faudrait alors accepter la réciprocité de telles mesures, et donc que ces secteurs se passent à leur tour du commerce avec l’étranger, ce qui est rarement réaliste à long terme. De plus des mesures protectionnistes risquent aussi peser sur le portefeuille des consommateurs en réduisant la concurrence internationale, et en soutenant donc des prix trop élevés, ce qui desservirait les perspectives économiques en même temps que l’intérêt des ménages. Un choix discutable mais qui n’est en tout état de cause pas de gauche…

La politique budgétaire, au fond du débat

Il est toutefois encore un autre intérêt de mesures protectionnistes en temps de crise, c’est de parvenir à maximiser l’effet des dépenses de relance. Si le gouvernement augmente une dépense pour stimuler la demande globale, à commencer par la consommation, il est en effet évident que l’effet de ces dépenses peut être diminué, parfois même fortement, en raison des importations. Pour être clair, si la France augmente les aides aux ménages, et que les ménages augmentent leur consommation mais achètent des produits importés, la France finance en réalité la relance économique d’autres pays. Cette faiblesse bien connue du multiplicateur keynésien en économie ouverte fut d’ailleurs l’un des arguments majeurs du gouvernement français pendant la relance de 2009 pour adopter un plan de relance a minima : il était inutile de financer des dépenses lourdes qui bénéficieraient à nos partenaires économiques, en revanche la France se devait de profiter des dépenses consenties par ceux-ci, notamment aux États-Unis. Certes, mais la France exportant de toute façon peu et dans des secteurs bien déterminés (luxe, haute technologie) n’a guère profité d’une quelconque relance et l'économie française reste parmi les plus déprimées. De fait, ce n’est pas parce que le commerce risque d’absorber les dépenses de relance que la théorie keynésienne est invalidée : il suffit en effet d’accepter l’instauration de mesures protectionnistes transitoires pour préserver les effets de la dépense publique. D’une certaine façon, comme le soutient entre autres Krugman, le protectionniste permettrait aujourd’hui d’obliger les économies à adopter la bonne réaction face à la crise : dépenser pour relancer, au lieu de s’enfoncer plus avant dans le cercle vicieux d’une politique de rigueur qui ne pourra jamais se révéler suffisante puisqu'elle ne mène qu'à la récession, et donc à aggraver les déficits publics.

Toutefois, dans ce cas, il est évident que l’attitude protectionniste doit être adoptée vis-à-vis des principaux partenaires commerciaux d’un pays, c’est-à-dire les pays vers où fuit la dépense. Dans le cas de la France, les mesures protectionnistes devraient donc être adoptées vis-à-vis des voisins européens avec lesquels s’effectuent 60 % des échanges avec l’étranger, bien avant de concerner la Chine ou les États-Unis. Tout l’inverse de la proposition d’Arnaud Montebourg, qui recommande un protectionnisme avec les pays extra-européens uniquement, ce qui constituerait d’évidence une mesure sans réel intérêt. À moins que l’UE n’adopte une approche coordonnée de la politique budgétaire, et ne mette en œuvre un plan de relance global et massif. On en est évidemment loin mais là encore, l'enjeu est bien plus large que la question du protectionnisme et concerne l'ensemble de la politique budgétaire et de la gouvernance économique de l'Union.

Si le candidat de la gauche venait à s’intéresser au protectionnisme comme outil politique, il apparaît donc évident qu’une telle ligne de politique économique ne peut être dissociée de la politique budgétaire. Ce qui renvoie le PS à ses interrogations économiques les plus profondes : incertain de vouloir s’opposer au consensus sarko-merkelien sur la rigueur, François Hollande n’incarnera aucun changement possible tant qu’il ne tentera pas d'incarné une volonté réelle de mener une politique de relance. Le protectionnisme pourrait dès lors constituer un outil annexe fort utile qui, pris isolément, n’aurait en revanche aucun effet positif global et pourrait avoir de désastreuses conséquences sur certains secteurs économiques nationaux.

Crédits iconographiques : 1. Arnaud Montebourg le 29 septembre, à Marseille. © 2011 Jean-Paul Pélissier/Reuters | 2. © 2011 Arnaud Montebourg | 3. Couverture de Peddling Protectionism de Doug Irwin © 2011 Princeton University Press | 4. Extrait de The Economist du 7 mai 2011 © 2011 Dave Simonds/The Economist.