« Lacan, envers et contre tout », d’Elisabeth Roudinesco

Publié le 07 novembre 2011 par Savatier

Puisque l’on commémore cette année le trentième anniversaire de la mort de Jacques Lacan, il paraît normal que l’actualité éditoriale liée au psychanalyste soit assez riche. Ce qui l’est moins, ce sont les règlements de compte, les invectives, les imprécations et maintenant, a priori, le procès qui viennent entacher l’événement. Certes, dans le petit monde de la psychanalyse, on cultive depuis longtemps l’art du petit meurtre entre amis.  Mais aujourd’hui, acteurs principaux et second couteaux se livrent, notamment par articles et déclarations interposés, à une bataille rangée consternante autour de la dépouille du vieux lion flamboyant et controversé.

La principale cible de ces attaques semble Elisabeth Roudinesco qui vient de publier un bel essai, Lacan, envers et contre tout (Le Seuil, 176 pages, 15 €). Loin du monument que constituait sa biographie du psychanalyste publiée en 1993 chez Fayard (Jacques Lacan, esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée), cet ouvrage s’attache, de manière synthétique et personnelle, à dresser un bilan des apports que le maître a offerts à sa discipline (en d’autres termes, l’œuvre). Il présente de plus un intérêt majeur, en brossant un portrait de l’homme privé, avec ses qualités, ses contradictions, ses travers agaçants (sa démesure, ses caprices, voire sa tyrannie, sa manie du néologisme, des jeux de mot, du discours hermétique, ses comportements parfois odieux, sa propension à ne pas toujours rendre les livres précieux qui lui avaient été prêtés, etc.). Bref, à partir de traits de caractère significatifs, l’auteure met en lumière toute l’humanité de son modèle. Il ne s’agit donc pas d’une hagiographie – qui eut été dénuée de toute valeur – mais d’un travail d’historien tel qu’elle nous y a habitués. Il y a, dans cet essai, de très beaux chapitres, notamment sur son rapport aux archives, « La Parole et la voix », « L’Amour, la femme ». La section XIII, intitulée « Lieux, livres, objets » se montre particulièrement riche d’enseignements quant au rapport aux objets du psychanalyste, qui était aussi collectionneur.

Pourtant, les attaques qui mettent en cause Lacan, envers et contre tout, agitent le marécage parisien. On parle beaucoup, depuis son interview publiée dans Le Point, du procès en diffamation que Judith Miller (fille de Lacan et de Sylvia Bataille) intente à l’auteure pour avoir écrit (p. 175) : « Bien qu’il [Lacan] eût émis le vœu de finir ses jours en Italie, à Rome ou à Venise, et qu’il eût souhaité des funérailles catholiques, il fut enterré sans cérémonie et dans l’intimité au cimetière de Guitrancourt. » Ce n’est pas la première fois que les ayants droit de Jacques Lacan se montrent aussi vigilants que les gardiens du temple ; en 2006, ils s’étaient opposés (en vain) à la vente des manuscrits de la collection Vappereau.

Au niveau des seconds couteaux, les attaques les plus vives semblent provenir d’un article publié sur le site Internet de la revue La Règle du jeu par une psychanalyste, Nathalie Jaudel, sous le curieux titre « Roudinesco, plagiaire de soi-même ».

La méthode ne manque pas d’habileté assassine dans la forme, car, comme le rappelait récemment Pierre Assouline, « il y a deux moyens de tuer un homme politique : l’accusation de négationnisme et le soupçon de pédophilie. Il n’y a qu’un moyen de tuer un écrivain : le traiter de plagiaire. Il ne s’en remettra pas. » En revanche, sur le fond des accusations, la charge manque singulièrement de substance. Car, à suivre Nathalie Jaudel, l’essai incriminé serait composé pour l’essentiel « de vastes reprises, mot à mot le plus souvent, de pans entiers de ses [Elisabeth Roudinesco] écrits antérieurs […] un patchwork de copiés-collés. Un auto-plagiat. » Or, au paragraphe suivant, l’auteure se contredit en soulignant : « Certes, elle rabote les excès des opus précédents, et nombre de formules à l’emporte-pièce, d’attaques virulentes, de tournures outrancières, de reproches acérés, sont abrasés. »

Quant au concept d’auto-plagiat, on peine à y trouver sujet à condamnation. Qu’un auteur reprenne partiellement des écrits ou des textes de conférences antérieurs pour les inclure dans une nouvelle étude est parfaitement légitime, d’autant qu’en l’espèce, Elisabeth Roudinesco prend soin de citer ses sources (y compris, à plusieurs reprises, les siennes propres) dans des notes de bas de page. A-t-on, en son temps, accusé Marguerite Duras de s’être auto-plagiée en publiant Un barrage contre le Pacifique, L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord, trois romans qui développaient le même thème ? Tout cela relève du mauvais procès.

Mais il est piquant de constater que l’article de Nathalie Jaudel, si éprise de rigueur intellectuelle, a été publié dans La Règle du jeu, l’organe dont Bernard-Henri Lévy est le directeur. Nul n’accusera le « philosophe » d’avoir, dans De la guerre en philosophie (2010), plagié Jean-Baptiste Botul puisqu’il s’était limité à citer fort sérieusement cet auteur imaginaire pour la plus grande hilarité de la planète. Pourtant, selon la définition de Mme Jaudel, cet essai relève bien de l’auto-plagiat, car une note indique dès l’introduction : « Ce texte est une version retravaillée, et enrichie, d’une Leçon prononcée, sous l’égide de l’Institut d’études lévinassiennes, le 6 avril 2009, à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, à Paris. » Que dire encore des différents volumes de la série « Questions de principes » dont Pièces d’identité (2010) est le dernier opus en date, uniquement composés d’articles de presse, d’entretiens et de textes de conférences ? Comme il ne saurait y avoir deux poids et deux mesures et que la rigueur intellectuelle impose une cohérence de pensée, on attendrait logiquement, sous la plume jaudelienne et dans les mêmes colonnes de La Règle du jeu, un vigoureux papier intitulé : « Lévy plagiaire de soi-même ». On attendra longtemps.

Illustration : "Une" de Libération annonçant le décès de Jacques Lacan.