Le Décasyllabe à césure médiane, Histoire du taratantara, d'Alain Chevier (par Jean-Pascal Dubost)

Par Florence Trocmé

Au commencement de la poésie de langue française fut le décasyllabe : la « Séquence de Sainte-Eulalie » (datée du IXe siècle) ; il compose l’essentiel de ce poème (16 de ses 28 vers). Parmi ces décasyllabes, 9 vers sont composés en 5-5, autrement dit à césure médiane, et de chaque côté de la césure, l’hémistiche est un taratantara ; c’est donc en cette séquence (qui a décidément bien des qualités) qu’on trouve les premiers taratantaras de la métrique française ; elle commence ainsi : 

Buena pulcella / fut Eulalia (5-5) 
Bel auret corps, / bellezour anima. (4-6) 
Voldrent la veintre / li Deo inimi, (5-5) 
Voldrent la faire / diaule servir.1  (5-5) 
… 

À l’origine, le mot « taratantara » est un mimologisme qui désigne le son d’une trompette, on le trouve dans un vers d’Ennius (239-169 av. J.-C.) : at tuba terribli sonitu taratantara dixit (Mais la trompette fait entendre ses terribles sons, son taratantara.) Onomatopéique, cacophonique, allitératif, on ne lui accordera guère de qualités phoniques, et sera parfois donné pour barbare, sinon prétexte à dérision ou fantaisie. Le parcours étymologique qu’en trace Alain Chevrier est on ne peut plus passionnant pour qui est piqué de ces étrangetés qui façonnent une langue ; ou comment une onomatopée disgracieuse à l’oreille devient-elle terme de métrique connu seulement des érudits. Quoique le mot fût maintes fois utilisé par les écrivains au cours des siècles pour imiter ou désigner le son du clairon, jusques y compris le XXe siècle, en personnes de Jean Richepin, en 1911, évoquant  un poème de Victor Hugo (« Pour sonner ces “ Coups de Clairon”, il a inventé un rythme, plutôt qu’il n’a pensé, cette fois, à des rimes. Il a tout construit sur le taratantara du clairon, les cinq petites syllabes qui donnent, en effet, le chant cuivré, bref, strident du clairon. »), ou de Maurice Bouchot, dans une de ses chansons, en 1919, 

 
  « Feu partout, des meurtrières ! 
Notre sol en sera plus gras, 
  Les voici ! Tiens bon, Mézières, 
Et française tu resteras » 
  Taratère, taratère, 
Tarata, taratantara ! 
  Taratère, taratère, 
Tarata, taratantara !, 
 
le mot, pourtant attesté, reste inconnu quasi des dictionnaires modernes, de même, malgré qu’on le trouve dans de nombreux traités de versification, ses sens spécialisés en métrique et en poétique sont inconnus des mêmes ; gageons que le travail d’Alain Chevrier le réhabilitera auprès des auteurs de dictionnaires. 
 
À la suite de la « Séquence de sainte Eulalie », le décasyllabe en taratantara fera de nombreuses apparitions dans la poésie médiévale (Blondel de Nesle (né vers 1155/1160) est le premier et seul poète courtois à avoir composé une chanson entièrement en taratantara), et dans les âges successifs de la poésie française, jusqu’à aujourd’hui (puisque Alain Chevrier en relève de nombreux chez Jacques Roubaud (en grand connaisseur de ce type de vers), ainsi que chez Jean-Claude Pirotte, Dominique Buisset, ainsi que dans la prose de Christian Prigent (Grand-mère Quéquette) ou dans les vers arithmonymiques d’Ivar Ch’Vavar, réinventant du coup ce mètre, puisque la césure est établie au cinquième mot, non plus à la cinquième syllabe). 
Quant l’introduction du mot en tant que spécialité métrique, cela fait partie des beaux désaccords entre érudits de l’histoire littéraire, on s’arrêtera souvent sur le nom de Bonaventure des Périers comme celui ayant annoncé écrire en taratantara, par auto-dérision ; on saura aussi comment Voltaire l’admettait à peine, l’estimant ennuyeux. 
 
Dans cet ouvrage d’érudit, et pour curieux de l’histoire des formes, cependant mené dans une simplicité chronologique, Alain Chevrier, spécialiste des formes poétiques, auteur d’un recueil d’anagrammes (Notes/Sténo, RdL, 2009) traque, débusque et décortique le taratantara avec une méticulosité et précision vertigineuse, de passionné, une sorte de jeu de cache-cache, qui demande au lecteur patience et intérêt pour ces enquêtes qui de prime vue apparaissent futiles, or que nécessaires à un haut maintien de nos esprits si on les veut encore curieux, c’est aussi un outil de réflexion sur la musicalité en poésie, sur l’harmonie et la dysharmonie, sur l’évolution de nos oreilles. 
 
 
 [Jean-Pascal Dubost] 
 
 
1 Eulalie était une jeune fille de bonne naissance,/elle avait un beau corps, une âme plus belle encore/Ils voulurent avoir raison d’elle les ennemis de Dieu,/ils voulurent lui faire servir le diable… (traduction de Roger Berger et d’Annette Brasseur) 
 
Alain Chevrier 
Le Décasyllabe à césure médiane, 
Histoire du taratantara 
Classiques Garnier 
406 p., 49 € 
fiche du livre