Remarques sur le cachet des « Indiens » de Buenos-Aires

Par Jean-Michel Mathonière

Emile COORNAERT, dans son livre sur Les Compagnonnages en France du Moyen Age à nos jours, reproduit (fig. 15) un courrier des compagnons charpentiers du Devoir de Liberté de Buenos-Aires, signé de Pénicaud, secrétaire, et daté du 21 octobre 1890.

Ce document est revêtu du cachet de ces compagnons. De forme circulaire, il est surmonté d'un compas et d'une bisaiguë placée à l'horizontale. Sur le pourtour on lit : LES COMPAGNONS DU DEVOIR DE LIBERTÉ / BUENOS-AIRES et les quatre lettres triponctuées des Indiens : I.N.D.G.

La partie centrale du cachet est occupée par un tracé géométrique. Que représente-t-il ?

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Il s'agit de la vue de bout d'un arêtier sans élévation. Mais c'est aussi la première épure de niveau de dévers (planche VI, partie gauche) qui figure dans ses Problèmes sur l'art du trait de charpente au XIXe siècle ; Premier carnet d'épures, publié en 1890, à Buenos-Aires, par Jean-Dominique BOUCHER, dit La Marche le Soutien de Salomon, compagnon charpentier du Devoir de Liberté (1836 - ap. 1890).

Boucher commence en effet son traité par le B.A.BA. de ce que doit connaître un charpentier : la vue de bout de l'arêtier et son dévers en herse. Voici son commentaire : « On demande de relever le Niveau de dévers pour déverser l'Arêtier en herse, sans qu'il soit nécessaire de faire son élévation. La solution de ce Problème est des plus faciles en même temps que nouvelle : aucun auteur, je ne sache, n'a traité ce sujet ; nous allons en donner la solution en quelques mots : Du point B nous élevons une perpendiculaire à l'Arêtier en herse, son point d'intersection est E. Ensuite prenant B comme centre, nous décrivons une portion de Cercle ayant pour rayon la distance de B tangente au Plan de l'Arêtier. Menant une ligne du point E tangente à cette portion de Cercle, cette ligne est le dévers de l'Arêtier en herse, nous y avons indiqué le Niveau de dévers tel qu'il doit être posé sur la face de l'Arêtier ; c'est la solution de ce Problème. »

Qu'est-ce que le « niveau de dévers » ? C'est une planche (assimilable à un plan) dont un bord (a b) est dressé et qui sert de référence. Au milieu de (a b) est tracé un trait carré (droite perpendiculaire), ces deux droites représentant le dièdre de deux faces d'une section de bois faisant entre elles un angle de 90°. A partir de ces références, le dévers est défini pour les différentes pièces constituant l'ouvrage et pour leurs différentes positions. Sur les épures, le niveau de dévers est représenté par deux demi-cercles grisés sur lesquels sont tracées les droites précitées.

La méthode du niveau de dévers a été abandonnée à la fin du XIXe siècle, du moins dans les traités de charpente, car dans la pratique, elle a été appliquée bien plus tard, au moins jusqu'au milieu du XXe siècle. Les charpentiers contemporains pensent que la méthode de trait la plus ancienne est celle du « rembarrement », mais cela me semble inexact, car le rembarrement est pratiquement du dessin industriel.

L'abandon de la méthode du niveau de dévers correspond sans doute à l'industrialisation et à l'utilisation du dessin industriel, qui lui, représente, à l'aide de la géométrie descriptive, l'ensemble de la pièce avec toutes ses coupes. Ce n'est pas le cas avec le niveau de dévers : il sert seulement à positionner les bois sur l'épure, et les coupes ne sont pas représentées car elles sont tracées directement lorsque les bois sont sur lignes. Cette méthode est applicable en laissant seul l'ouvrier définir les assemblages, alors que le plan par rembarrement lui indique ce qu'il doit faire de A à Z. Les ouvrages modernes se veulent pédagogiques et descriptifs, pour que les apprentis, voire les autodictates, les comprennent bien.

Le premier traité de trait à faire état de la méthode du niveau de dévers est celui de B. CABANIÉ, charpentier, professeur de trait à Paris : Charpente générale, théorique et pratique, t. 1 (bois droit), 1848 et t. 2 (bois croche), 1856. Il y en aura une autre édition en 1864 (bois croche) et 1868 (bois droit).

Boucher, dans l'introduction à son carnet d'épures, revendique la paternité d'une méthode qu'il appelle « Herse de Pente, servant à tracer sur une seule ligne, au moyen du Niveau de Dévers, toutes les coupes et barbes de tous les assemblages possibles de la charpente » mais il ajoute : « J'ai connu deux auteurs qui ont traité ce sujet, mais cela dix années après la découverte que je fis (en 1857) ; ce sont : Larrouil, qui fut mon élève, et Cabanié, dans son dernier volume » (sans doute l'édition de 1868). Il y a donc une filiation au niveau d'une méthode de trait, qui va de Boucher et Cabanié à Frédéric Larrouil.

Ce dernier publiera à Tours, en 1870, L'Art du trait pratique de charpente, repris en 1880 et poursuivi par son élève Emile DELATAILLE, sous le même titre. Ce magistral traité en quatre parties a connu un succès durable puisqu'il fut réédité jusque dans les années 1930.

A propos de Delataille, il faut noter que le cachet qu'il apposait sur chaque exemplaire de son traité représentait lui aussi le  niveau de dévers du délardement de l'arêtier.

Pour sa part, Louis MAZEROLLE, dans son Traité théorique et pratique de charpente, sera le premier à illustrer à l'aide de perspectives la méthode de mise sur ligne des bois et l'utilisation du niveau de dévers, bien que cette pratique ne soit pas systématiquement utilisée pour ses épures.

Deux remarques en conclusion. Il semble que les Indiens aient particulièrement affectionné cette méthode. On ignore si Cabanié était un compagnon et à quel Devoir il appartenait et l'on sait que Mazerolle (1842-1899), Bourbonnais Va de Bon Coeur, était un compagnon passant charpentier (Soubise). En revanche, Larrouil, Bordelais Beau Retour, Delataille, Tourangeau le Pucelage de Loches et Boucher, La Marche le Soutien de Salomon, étaient des charpentiers du Devoir de Liberté ou « Indiens » (Salomon). Le cachet de Buenos-Aires l'atteste également. Il en est de même des épures de Pierre-François Guillon, Mâconnais l'Enfant du Progrès, le fondateur de la célèbre école de trait de Romanèche-Thorins.

Par ailleurs, la diffusion d'épures illustrant la méthode du niveau à dévers apparaît à peu près au milieu du XIXe, bien que la méthode elle-même de mise sur ligne des bois, et donc forcément de l'utilisation du niveau de devers, soit certainement plus ancienne. C'est, en fait, grâce à la géometrie descriptive de Monge et de ses successeurs que la représentation exacte de cette méthode de travail pourra être effectuée. Cabanié l'indique d'ailleurs clairement dans son introduction.

Les Indiens semblent avoir été plus réceptifs que les Soubises à ces innovations qui n'étaient pas dues à des charpentiers mais à des professeurs de géométrie et des mathématiciens extérieurs à leur société.

On peut se demander si, lors des travaux préparatoires à l'inscription du trait de charpente au titre du patrimoine culturel immatériel par l'Unesco, cette méthode a bien été identifiée, car celle-là constitue vraiment, plus que tout autre, une spécificité française...

L'homme pense parce qu'il a une main. Anaxagore (500-428 av. J.-C.)