Une vie solarisée

Publié le 21 novembre 2011 par Arsobispo

3 février 2011 : l'année du Mexique est officiellement inaugurée.

Le 8 mars 2011 : le gouvernement français enterre définitivement l’année du Mexique.

L'affaire Florence Cassez, aussi tragique qu’elle soit, et les autres difficultés qui surgissent au cœurs des relations entre ces 2 pays ne me feront pas oublier qu’il s’agit là d’un pitoyable échec de la politique culturelle du sarkozisme. Deux années d’un énorme travail préparatoire effacées d’un trait. Plus de 300 manifestations ont été annulées en France. Il est toutefois un domaine, qui ne pouvait se plier au diktat présidentiel, celui de l’édition, qui, anticipant les évènements prévus en 2011, avait déjà lancé leurs programmes éditoriaux.

Ainsi en est-il de 2 BD :« Tina Modotti » par Angel de la Calle chez Vertige Graphique

Tina Modotti, par Angel de la Calle Editions Vertige Graphique

et « L'impertinence d’un été » en 2 tomes chez Dupuis par Lapière sur des illustrations de Pellejero (collection Aire Libre).

L'impertinence d’un été, Lapière et Pellejero. Dupuis, collection Aire Libre

On se consolera donc de l’annulation de l’exposition bordelaise « Diego Rivera, de Mexico au Paris des cubistes » en ouvrant ces nouveaux ouvrages consacrées à Tina Modotti, ce qui en soit est une excellente chose. Tina Modetti est à mon avis la pierre angulaire du formidable essor  culturel mexicain du début du XXe siècle, même s’il est surtout connu pour le mouvement pictural des muralistes. Formidable dans le sens que ce mouvement est à ma connaissance la seule tentative de transmission globale de l’Histoire des peuples et de leurs cultures à tous les composants de la population du Mexique. On a souvent reproché aux muralistes le choix des supports hétéroclites qu’ils utilisaient – il est vrai que cela ne facilite guère la commercialisation des œuvres ! – en oubliant que dans leur esprit, l’œuvre était propriété de tous. Et si d’aucuns critiquent la naïveté caractérisant cet art, il faut bien se rendre compte que les artistes s’adressaient souvent à des analphabètes

Mais revenons à Tina Modetti dont il faut que je narre le parcours si exceptionnel qu’il est absurde que le cinéma ne s’en soit pas encore emparé[1].

Elle a été devant l’objectif, au sens littéral du terme. Elle a été derrière. Puis elle s’est totalement investie dans le sujet même, à savoir le sens de sa vie. Et chaque fois, avec intensité et passion.

Assunta Adelaide Luigia Modotti est née le 17 août 1896 dans le quartier populaire du Pracchiuso d’Udine, en Italie, au sein d’une famille pauvre. Son père, Giuseppe, fut un ouvrier mécanicien, militant d'un groupe socialiste interdit. Son engagement politique est peut-être à l’origine de son départ au USA en 1905. Sa mère, Assunta Mondini, était couturière. L’origine du surnom Tina provient d’ailleurs de ce prénom commun à la mère et la fille. Tina abandonna très tôt ses études afin de gagner sa vie comme ouvrière avec sa mère dans une manufacture de soie. Vu son jeune âge, elle devait assurer les activités du bas de l’échelle de cette industrie ; rouetteuse, encaneuse, moulinière, dévideuse, ou ourdisseuse.  En l’absence du père, il est probable que le rôle de patriarche fut dévolu à Pietro Modotti, son oncle. Il possédait un studio de photographie à Udine et, à l’occasion, l’initiait à la prise de vue, en l’employant comme assistante. Il est vraisemblable qu’il signa cette photographie représentant la famille de Tina.

Tina Modotti , ses soeurs et frère autour de sa mère

Y sont représentés de haut en bas dans le sens des aiguilles d’une montre, Jolanda, Mercedes, Tina, Benvenuto, Gioconda, et Giuseppe (junior). Ils entourent leur mère Assunta.

En 1913, elle rejoint son père et sa sœur Mercedes aux Etats-Unis et s’installe à San Francisco. Elle a 16 ans. Elle exerce son métier de  couturière. Et se détend en s’initiant au théâtre au sein de la communauté italienne de la Little Italy. En 1915, San Francisco organise la « Panama Pacific International Exposition » afin de stimuler la renaissance de la ville après l’effroyable tremblement de terre et l’incendie de1906.

Affiche de la Panama Pacific International Exposition

Lors d'une visite, au cœur des pavillons dont il ne reste pratiquement rien aujourd'hui, Tina y rencontre Roubaix de l'Abrie Richey.

Roubaix de l'Abrie Richey et Tina Modotti

 Il est jeune, beau, peintre, poète, issu d’une ancienne famille de la noblesse française installée en Louisiane. Du moins c’est ce qu’il dit. Il sera son premier amour. Qui est-il vraiment ? Difficile à dire. Il était né à Pleasant dans l’Oregon ou l’on ne trouve pas de trace d’une famille Roubaix de l’Abrie. Il se réclame des Bohemians, un mouvement culturel qui rejetait l’état d’esprit et les conventions rigides régnant alors à San Francisco. Ils désiraient mettre en avant les valeurs de l’amitié et libérer les personnalités de tous carcans. Ces anticonformistes préconisaient aussi une forme d’amour libre et un retour à la nature, anticipant en quelque sorte le mouvement hippie de près d’un siècle.

Quoi qu’il en soit, il dessine, mais sans grand talent. Il publie toutefois quelques histoires. Il utilise le diminutif de Robo et l’histoire retiendra qu’il publiera des caricatures essentiellement politiques dans la revue gauchiste mexicaine « Gale’s magazine » à une époque ou le gouvernement américain chassait toute velléité socialiste.

Tina l’épouse en 1917. C’est ce que relate une publication de l’époque. Toutefois, sa biographe Patricia Albers a découvert qu'aucune pièce administrative ne prouve le mariage légal. Elle émet l’hypothèse que le mariage a été simulé afin que la mère de Richey Robo continue à fournir une subvention qui les faisait vivre. De toute façon, l’union libre était un précepte de ces milieux radicaux des années folles. Tina collabore avec la compagnie théâtrale « Citta di Firenze » (Ville de Florence) d’Alfredo Aratoli. Elle y obtient quelques succès élargissant son répertoire en jouant des drames comme des comédies, allant jusqu’à chanter des opérettes. Le succès est suffisamment important pour qu’un hommage lui soit rendu. Elle ne tarde pas à signer pour la prestigieuse troupe « La Moderna ».

Tina à San Francisco en 1918

Elle se démène également pour l’effort de guerre et notamment dans le rassemblement de fonds pour les victimes de la guerre en Italie. Quoiqu’il en soit, fin 1918, Tina et Robo quittent San Francisco et s’installent à Los Angeles, dans un des appartements chics du Bryson Hotel, côtoyant plusieurs stars du cinéma muet.

L'hôtel Bryson à Los Angelès

Robo semble avoir exercé le métier de groom dans un hôtel haut de gamme. Les mauvaises langues diront à seul fin de rencontrer des gens célèbres.

Ils se lancent dans la production de vêtements de soie. Tina coupe et assemble des batiks que peint Robo, son époux. Une photo montre le couple dans ce quotidien.

Tina Modotti and Roubaix de l’Abrie Richey, 1921 par Walter Frederick Seely

 Elle est datée de 1921 et signée de Walter Frederick Seely, l’un des plus célèbres photographes de studios Ziegfeld.

Devant l’objectif

Tina, pose désormais régulièrement comme modèle. (galerie : Tina par d'autres photographes). Jane Reece, une autre photographe l’avait déjà choisie comme sujet dès 1919. D’autres font appellent à elle ; Johan Hagemayer, Arnold Schroeder - qui la photographie dans une de ses blouses en batik et surtout Edward Weston, pour qui elle éprouvera une fervente admiration avant de tomber amoureuse de lui. Edward Weston est déjà un photographe reconnu. Ses travaux avaient été exposés à Londres en 1918 et il avait été médaillé de bronze lors d’un concours photographique prestigieux organisé lors du « Panama Pacific International Exposition ». Edward est tout autant subjugué par Tina. La sensualité, la jeunesse, la beauté, la liberté, et le naturel de Tina deviennent les sources limpides de son inspiration artistique. Elle s’offre à son objectif dans des pauses lascives. Vestale solaire, elle épouse les dunes de sable chères à Weston. Il nous laisse  des clichés où ses formes matures semblent apaisées, sa pause, disponible, contredisant  la nature de cette diva  passionnée. D’un autre côté, ces photos montrent bien l’inhibition totale de la jeune femme, dévoilant tout naturellement la plénitude de son corps nu à la face du Monde. (galerie : Tina Modotti par Edward Weston).

Pour l’heure, la demeure du couple est devenue un lieu de rencontres pour de nombreux artistes et intellectuels libéraux. C’est un lieu incontournable des bohemians de Los Angeles. Les fêtes y sont nombreuses, les discussions passionnées. On refait le monde en s’amusant, en buvant et en faisant l’amour. On encense les œuvres des peintres du groupe, Clarence Hinkle, Francisco Cornejo, de Sadakichi Hartmann…, un esthète d’ascendance nippo-allemande, quelque peu anarchiste, critique, poète et écrivain à ses heures et surtout de John Cowper Powys qui passent parfois quelques heures avec la communauté.

A quelques lieux de là, Hollywood est alors en pleine effervescence. A cette époque, les comédiennes devaient jouer en portant leurs propres vêtements. Tina qui avait un talent certain pour la couture, une large expérience de la coupe, un penchant pour l’exotisme dans le choix des couleurs et des tissus, devint rapidement une couturière appréciées des stars.

Portrait de Tina Modotti par Edward Weston intitulé "the Batik Gown"

C’était un marché lucratif pour Tina, mais ce fut aussi un moyen pour elle de s’introduire au sein des studios. Sa beauté allait vite être remarquée, comme son expérience du jeu sur scène et elle ne tarda pas à être appelée pour jouer dans des films.Elle tient le rôle de Jean Ogilvie dans le film « The Tiger’s coat » réalisé par Roy Clements (1920). Sombre histoire d’une mexicaine (jouée par Tina) se faisant passer pour une écossaise afin de décrocher un poste de servante puis de leader d’une troupe de danse. Innocemment, le Mexique frappe à sa porte, et paradoxe, elle ne fut jamais une bonne danseuse, rare efficience dans la panoplie de ses talents.

Tina Modotti dans le film "Tiger's coat"

Puis elle joue deux seconds rôles, le personnage de Rosa Carilla, dans « Riding With Death », un western de Jacques Jaccard (1921), puis celui de Carmencita Gardez dans « I can explain », une comédie de George D. Baker (1922). Des rôles et des films qui la décevront et lui feront tourner le dos à une carrière cinématographique.

Tina dans le film "I Can Esplain"

D’autant qu’elle vit par ailleurs un expérience particulièrement prenante avec Edward Weston. Est-ce l’expérience de la prise de vue et du travail de laboratoire qu’elle avait acquise avec son oncle qui va pousser Tina a convaincre Edward de devenir son assistante ? Quoi qu’il en soit, sous son autorité, elle délaisse petit à petit le devant de l’objectif pour passer derrière. La muse d’Edward Weston devient son élève. Mais aussi sa maîtresse. Il est d’ailleurs probable que cette passion, sous couvert d’une carrière cinématographique l’incite à ne pas suivre Robo qui vient d’accepter un travail au Mexique. Ils peuvent ainsi vivre pleinement leur relation.

En février 1922, elle apprend que Robo est gravement malade de la variole. Elle décide aussitôt de le rejoindre. Arrivée à Mexico, elle se retrouve bloquée pour des raisons sanitaires. Sans l’avoir vu, elle apprendra le décès de Robo. Nous sommes le 9 Février 1922, Tina dit adieu à un époux et sans le savoir encore à une vie de bohème.

Tina a probablement servi de modèle pour ce dessin de Robo

Malgré l’épreuve psychologique de ces funérailles, elle découvre un pays qui la fascine. Peut-être est-elle sensible à un retour sur la culture latine de son enfance. Elle finalise à Mexico l’exposition photographique de ses amis que Robo avait envisagée. Ed Weston y tient la vedette si tant est que les nus représentant Tina n’aient pas déchaînés d’autres passions moins avouables.

La frénésie qui  semble déborder de tous les milieux de Mexico l’excite au plus haut point. Elle n’a toutefois pas le temps de s’en imprégner. Six semaines après son veuvage, elle apprend la mort subite de son père et retourne alors immédiatement à San Francisco.

Cette année 1922 fut sans doute un vrai calvaire pour Tina. Après les deuils de son époux puis de son père, elle apprend qu’elle ne peut avoir d’enfant. A la fin de l'année, elle rassemble quelques écrits de Robo, rédige une notice biographique et sollicite son ami John Cowper Powys pour écrire une introduction au recueil que Tina veut publier. Cet ouvrage rassemblant l’œuvre en vers et en prose de son époux verra le jour peu après sous le titre « Le livre de Robo ». Il est tiré à 210 exemplaires numérotés à la main.

Exemplaire de "The book of robo"

Elle abordera de nouveau la littérature en publiant un poème dans le numéro daté de mai 1923 de « The Dial , une petite mais prestigieuse revue littéraire new-yorkaise. Il s’intitule « Plenipotentiary ». elle signe Tina Modotti de Richey,. Et déjà, ces quelques vers, délibérément  subversifs laissent entrevoir ses préoccupations politiques…

I like to swing from the sky

And drop down on Europe,

Bounce up again like a rubber ball,

Reach a hand down on the roof of the Kremlin,

Steal a tile

And throw it to the kaiser.

Be good;

I will divine the moon in three parts,

The biggest will be yours.

Don't eat it too fast.

En la mitraillant de sa chambre photographique de 8×10 pouces, Edward Weston la conforte sans cesse sur son apparence physique. Mais, pour la première fois, cette publication dans une revue reconnue par l’intelligentsia américaine, ne faisait aucunement référence à son corps. Il s’agissait d’une satisfaction purement intellectuelle qui due la réconforter sur la validité de ses choix intellectuels et sur la clairvoyance de son intelligence.

En outre, les idées que ce poème sous-entend sont bien loin des fastes, strass et paillettes d’Hollywood. le 7eme art est lancé, son âge d'or commence avec toutes ses outrances : l'idolâtrie des stars, les palais des producteurs, la dépravation des vedettes, la démesure des studios, les scandales et les extravagances de la Jet Set, la fascination imbécile du public. Si Tina dut se reconnaître totalement dans le mouvement de libéralisation de la femme liées à ces “Roaring Twenties”, elle du rejeter avec tout autant d’ardeur les débuts de la prohibition qui favorisaient les excès clandestins, comme les scandales liés à la corruption généralisée des dirigeants politiques et économiques.

En novembre, Edward et Tina décide de quitter les Etats-Unis pour le Mexique. Edward, pense que ces œuvres y seront mieux reçues et Tina est déjà attirée par l’ambiance euphorique de l’après révolution qui y règne.

Une nouvelle vie va commencer. Cette fois-ci de l’autre côté de l’objectif, près de Diego Riviera, Frida Kahlo, l’écrivain B. Traven et des leaders politiques qui l’entraineront vers d’autres contrées beaucoup plus amères..

Mais nous verrons cela une prochaine fois.



[1] Mike Jagger, (oui ! le leader des Stones !), avait acheté les droits de la biographie écrite par Margaret Hooks. Madonna était même pressentie pour jouer le rôle de Tina. Mais depuis lors, Mick Jagger a perdu les droits et de toute façon, Madonna n’était pas très satisfaite de la tournure des évènements. Il semblerait que les droits aient été acquis par Stephen Herek ("Mr. Holland's Opus," "101 Dalmatians") qui verrait bien Linda Fiorentino dans le rôle de Tina, du fait notamment de la ressemblance physique.des deux femmes.