Viol : une histoire de domination, pas de pulsion sexuelle ( 2ème partie/2)

Par Frédéric Duval-Levesque

Un crime déqualifié

Moins de 3 % des viols, pourtant qualifiés crimes par la loi, sont jugés en cour d’assises. « J’ai souvent vu des agresseurs jugés en une heure, entre un vol de voiture, le braquage d’une supérette et l’agression de la petite mamie », raconte un commandant de police.

Il n’est pas rare que le procureur ou le juge d’instruction demande à déqualifier le crime de viol en délit d’agression sexuelle, qui relève alors du tribunal correctionnel. Par cette déqualification, on « oublie » le fait que la victime a été pénétrée. Dans Qualifié viol, les auteurs constatent que la moitié des affaires jugées comme agressions sexuelles sont en réalité des viols, reconnus par les agresseurs ou avérés par les expertises. En 1995, au tribunal de Créteil, un quart des plaintes pour viol a été déqualifié à la demande du procureur.

Moins long, moins cher, moins éprouvant, sans jurés : passer en correctionnel présente toutes sortes d’avantages. C’est ce que l’on vante aux parties civiles.  

« Certains avocats préfèrent correctionnaliser des cas où la fille sort de boîte de nuit et monte dans la voiture de deux mecs inconnus. Parce que, aux assises, l’avocat de la défense va toujours la ramener là-dessus. La victime sera tourmentée par le regard des gens et pensera que si elle avait su, elle ne serait pas venue », note le chroniqueur judiciaire Paul Lefèvre, qui travaille notamment pour l’émission Enquêtes criminelles, sur W9. Parfois, les victimes préfèrent éviter la présence de jurés. Mais ce n’est pas le seul enjeu.

La correctionnalisation, très variable d’un tribunal à l’autre (ce qui nuit à l’égalité entre les justiciables), permet surtout de désengorger les tribunaux.

Correctionnalisé, le viol n’en est plus un. De crime, il devient délit. Le délai de prescription passe de dix à trois ans pour les victimes majeures. Et de vingt à dix ans pour les victimes mineures.

« L’homme qui m’a violée a été jugé par un tribunal correctionnel, raconte Lisa, victime de son voisin entre ses 5 et 7 ans. On avait expliqué à mon père que ça serait plus rapide, que l’agresseur serait condamné plus vite, à une peine équivalente à celle que l’on prononce aux assises. Il avait 81 ans. Il a été condamné à un an ferme. Il a fait appel. Sa peine a été revue à trois ans de sursis et 3 000 euros d’amende. Parce qu’il était vieux, m’a-t-on expliqué. J’ai perdu confiance dans la justice. »

L’argument selon lequel les peines seraient équivalentes devant les deux juridictions résiste rarement à la réalité. En correctionnelle, la moyenne des peines est d’un an et neuf mois. Elle est de six ans aux assises. Et les relaxes sont deux fois plus nombreuses en correctionnelle, révèle une étude réalisé en 2000 sur le tribunal de Créteil.

On ne condamne que les pauvres

Une récente étude [2] de la sociologue Véronique Le Goaziou met en évidence une réalité déconcertante : après avoir épluché 425 dossiers de viols jugés en cour d’assises, elle note que 93 % des violeurs présumés sont issus des classes populaires. 41 % d’entre eux sont même chômeurs ou précaires. « Toutes les enquêtes montrent que le viol touche tous les milieux sociaux. Mais la grande majorité des agresseurs condamnés sont des pauvres. Où sont passés les autres ? », interroge Véronique Le Goaziou. Elle avance plusieurs hypothèses.

« Est-ce que, dans les milieux sociaux favorisés, on parle moins du viol ? À cause de l’honneur et de la peur du scandale ? Est-ce que les divers acteurs de la chaîne pénale sont moins enclins à poursuivre les auteurs des milieux sociaux favorisés ? »

En tout cas, ceux-ci ont les moyens de payer de bons avocats et possèdent souvent des rudiments de culture juridique. « Ils ont aussi tendance à davantage nier les faits. » La majorité des condamnés sont des « personnes de faible niveau scolaire, sans maîtrise des rouages de la machine judiciaire », poursuit la sociologue. Ils sont isolés, incapables de mobiliser un réseau de défenseurs, comme le font certains accusés haut placés dans l’échelle sociale.

Dans notre imaginaire, le violeur est un malade mental

Le violeur n’est pas pourtant pas particulièrement pauvre, ni illettré et encore moins déficient mental. « La pauvreté créerait de la délinquance. Mais dans le cadre de mon travail de suivi des agresseurs sexuels condamnés, j’en ai vu de toutes les couleurs et de toutes les classes sociales », assure Roland Coutanceau, psychiatre précurseur dans la prise en charge des agresseurs sexuels. Il n’y a pas de profil type d’agresseur. Ce sont des hommes « normaux », intégrés à la société, souvent mariés et pères de famille. Une étude du collectif féministe contre le viol, basée sur 300 agresseurs, montre qu’ils sont particulièrement présents dans les professions suivantes : médicales et para-médicales (23 %), enseignement et animation (17 %), responsabilités d’encadrement (13 %), métiers de la loi et de l’ordre (10 %).

Cette réalité suscite l’incrédulité. On préférerait pouvoir attribuer cette barbarie à quelqu’un qui ne nous ressemble pas. Le débat autour de l’affaire DSK a fait surgir au grand jour ce stéréotype du violeur pensé comme un monstre. Dans notre imaginaire, le violeur est un malade mental. D’après les expertises de médecins et psychologues établies pour les tribunaux, 90 % d’entre eux ne souffrent pas de pathologie psychiatrique. Ce qui signifie, éclaire le psychologue et criminologue Loïck Villerbu, « qu’ils ne sont pas psychotiques, qu’ils ne présentent pas de débilité profonde, qu’ils ne font pas l’objet d’un traitement médicamenteux leur ayant fait perdre leur vigilance ».

Les violeurs ont une stratégie : « La clé de l’agression sexuelle est dans la tête de celui qui exerce la violence », précise Roland Coutanceau. Le violeur ne commet pas ce crime par hasard ou parce qu’il n’a pas pu s’en empêcher. « Les victimes sont la cible d’un agresseur qui a raisonné. De façon limitée, certes , ajoute le psychiatre et expert Gérard Lopez. Elles se retrouvent, malgré elles, exposées à un agresseur qui a calculé ses risques et ses profits. Et qui a choisi d’agresser. Elles ne l’ont jamais cherché. Elles ne l’ont jamais mérité. »

Le viol, une prise de pouvoir

Les violeurs n’ont pas de pulsions sexuelles irrépressibles. Le sexe est une composante du viol, mais il ne s’y résume pas. Il est un moyen pour agresser, mais pas le but. Pour les personnes qui le subissent, le viol est vécu comme un acte violent, une humiliation. « Le viol est d’abord une agression, détaille Loïck Villerbu. Et l’agresseur élit le champ sexuel. C’est trop facile d’imaginer que c’est un orgasme comme un autre. Il est beaucoup plus difficile d’imaginer que l’orgasme est obtenu au prix de la soumission de l’autre. L’agresseur veut d’abord transgresser la résistance de l’autre. Il recherche la toute-puissance et la domination. Être considéré comme un objet est d’ailleurs ce qui traumatise le plus les victimes. »

Les viols en temps de guerre sont clairement identifiés comme des outils de domination et d’humiliation. Pourquoi, en temps de paix, seraient-ils réduits à un problème de pulsion sexuelle ? Les contextes sont différents, mais la dynamique de prise de pouvoir et la volonté de domination semblent être en jeu dans chaque agression.

Elles se déclinent différemment selon la personnalité, la trajectoire, la situation de l’agresseur et en fonction du type de viol qu’il commet : viol familial, conjugal, de proximité, d’inconnue ou viol collectif.

Donner du sens a un crime qui nous semble fou est une tâche ardue. Les études menées auprès de ceux qui sont interpellés, et de ceux qui sont aussi condamnés, permettent de mieux connaître les agresseurs, d’améliorer la qualité de leur prise en charge et d’avoir des outils pour faire de la prévention. Malheureusement, ces analyses établies au cours des procédures judiciaires, présentent un biais non négligeable : l’absence de représentativité. Puisqu’on estime que 90 % des victimes ne portent pas plainte. Leurs agresseurs sont en liberté. Les passages à l’acte de ces violeurs ne sont donc jamais décryptés.

Sources: bastamag.net, Audrey Guiller et Nolwenn Weiler et article original ici

Extraits tirés du livre « Le Viol, un crime presque ordinaire », éditions du Cherche Midi.

Notes

[1] Étude sur les décisions de justice relatives au viol dans le tribunal de Nantes. Écrit par Michèle Bordeaux, Bernard Hazo, Soizic. Éditions Médecine et hygiène, 1990.

[2] Le Viol, aspects sociologiques d’un crime, La Documentation française, 2011.

Sources: bastamag.net, Audrey Guiller et Nolwenn Weiler et article original ici