La jeune fille et la mort

Par Borokoff

A propos de Sleeping Beauty de Julia Leigh 3.5 out of 5 stars

Emily Browning

A Sydney, Lucy, une étudiante, accumule les petits boulots pour pouvoir payer ses études et son loyer. Un jour, elle repère une proposition de job pour le moins déroutante mais très bien rémunérée : accepter d’être nue, endormie dans un lit, pendant que des hommes la touchent et la regardent…

C’est un film étrange et envoûtant que Sleeping Beauty, un film dont la narration en partie déconstruite, épouse la forme et les chemins irrationnels du rêve et de l’inconscient. Mais un rêve auquel participerait directement le spectateur, à qui la réalisatrice attribue un rôle indéfini et changeant, ambigu voire ambivalent, puisqu’il est tantôt un témoin impuissant de scènes parfois très malsaines tantôt carrément un voyeur.

La sensualité de l’actrice principale Emily Browning (Lucy), la brume voluptueuse dans laquelle baigne Sleeping Beauty au début le rapproche d’un film comme Lost Highway de Lynch (impression renforcée par le chignon parfait et très hitchcockien de la maitresse de maison). Comme dans les dédalles d’un rêve, il y a de l’incongruité, des personnages inquiétants (Birdman, l’oiseau de malheur et ami drogué de Lucy), des scènes pour le moins troublantes et à la limite de l’incohérence, comme celle où Lucy essuie la salive qui a coulé des lèvres d’une femme qui s’est endormie dans le train ou qui est peut-être morte même. Et pourquoi tout le monde semble s’être ligué contre elle, de ses co-locataires infects à sa chef au travail ?

Le procédé filmique de Sleeping Beauty le rapproche de plus en plus de Michael Haneke. Mais si le réalisateur autrichien clame haut et fort que la violence des images ne fait que révéler celle intrinsèque du spectateur, le propos de Julia Leigh est lui plus subtil, moins dichotomique. Sans doute pense-t-elle comme Duchamp que c’est le spectateur qui fait l’image.

Dans Sleeping Beauty, il ne s’agit pas simplement pour le spectateur de regarder passivement des vieux cochons bourrés de fric tripoter la chair fraiche et tendre d’une étudiante. Le dispositif filmique de la réalisatrice australienne (et romancière à succès) est plus complexe, qui interroge le spectateur sur la place qu’il a dans un spectacle aussi navrant et malsain. Quelle est notre réaction devant un vieil aristocrate chauve léchant goulument le visage de Lucy endormie en l’insultant ? Quel sentiment éprouvons nous devant cet autre homme âgé qui se déshabille et s’allonge nue à côté de l’étudiante avant de se mettre à la toucher et à la laisser tomber par terre ?

Le dispositif de Julia Leigh ne vise pas véritablement à mettre mal à l’aise,  encore moins, comme chez Haneke (Funny Games, 1997), à guetter notre réaction face à des images insoutenables de violence. La cinéaste australienne s’interroge davantage sur la place que le spectateur peut avoir devant des images aussi dégradantes pour la femme que tristes pour les hommes qui la touchent.

L’idée de Leigh atteint son paroxysme à la fin du film, lorsque Lucy décide de placer une mini caméra dans la pièce pour savoir ce que les hommes lui font exactement dans son sommeil.

La richesse de Sleeping Beauty vient de ses nombreuses influences, notamment celle de la littérature. Au milieu du film, un vieil aristocrate qui s’apprête à passer la nuit avec Lucy, raconte de manière poignante et en s’adressant directement à la caméra, une histoire qu’il lut autrefois dans un recueil de nouvelles qu’on lui offrit pour ses trente ans. Une histoire qui le marqua à jamais. Celle d’un homme lassé de vivre et qui s’enfuit avant d’être un jour gravement blessé dans un accident de voiture. Miraculé, mais les « os brisés », cet homme reprendra peu à peu goût à l’existence.

Dans Sleeping Beauty, le vieil homme qui raconte l’histoire se sent exactement comme le héros de la nouvelle. Les « os brisés ». Pour les gens autour, il a réussi sa vie, est devenu très riche, s’est marié à une femme qu’il n’aimait pas vraiment, mais au fond de lui, c’est l’amertume qui prédomine. Le sentiment d’avoir raté sa vie.

Alors, le portrait de ce vieil homme qui tente désespérément de retrouver sa jeunesse au contact d’une étudiante endormie (chair fraiche) prend une place de plus centrale dans le film. Allégorie de la jeune fille et la mort. Peinture d’un vieillard vaniteux dont la chair est elle bien triste…

www.youtube.com/watch?v=fFsbkycY-ro

Film australien de Julia Leigh avec Emily Browning (01h40).

Scénario : 3 out of 5 stars

Mise en scène : 3.5 out of 5 stars

Acteurs : 3.5 out of 5 stars

Dialogues : 4 out of 5 stars