Von Neumann a bonne mémoire

Publié le 26 novembre 2011 par Copeau @Contrepoints

Von Neumann non seulement captait l’attention de ses interlocuteurs par sa grande intelligence ; son extraordinaire mémoire ne laissait jamais de surprendre celui avec lequel il parlait. Il était capable de se souvenir avec la plus grande précision d’un livre ou d’un article lu des années auparavant.

Par Francisco Cabrillo, de Madrid, Espagne

Si l’on établissait une liste des cerveaux les plus brillants du 20e siècle, sans aucun doute le nom de John von Neumann occuperait une des premières places. Né à Budapest en 1903, il étudia les mathématiques dans sa ville natale et à Berlin ; et fut, dès son plus jeune âge, reconnu comme un scientifique exceptionnel. À seulement 29 ans, il fut nommé professeur de l’Institut d’Études avancées de Princeton. Albert Einstein fut là son collègue depuis le moment de la création de l’Institut en 1933.

Tout au long de sa vie, Von Neumann apporta des contributions fondamentales aux mathématiques, à la physique quantique, à la conception de la première bombe atomique, à la création de la bombe à hydrogène et à la science informatique, contribuant de manière décisive aux développements des premiers ordinateurs. Mais ses travaux dans le champ de l’économie furent également importants pour le développement de la théorie contemporaine.

Plusieurs sont les apports qui intéressent spécialement les économistes. Le plus important, sans doute, la formulation de la théorie moderne des jeux. Le principe de base de cette théorie est facile à comprendre et, d’une certaine façon, elle a toujours été présente dans les analyses sur les comportements humains. Quand nous agissons dans n’importe quel espace de nos vies, nous pouvons supposer que ce que nous faisons ne va influencer en rien le comportement des autres. Mais cette idée peut être totalement erronée. Dans la majorité des cas, les autres – que ce soient des personnes, des gouvernements ou des pays – vont réagir face à notre action initiale. La théorie des jeux analyse les stratégies à suivre pour atteindre n’importe quel objectif, en tenant compte de ce que feront les autres. Les applications de ces modèles sont très nombreuses : depuis la prise de décisions politiques ou militaires jusqu’à la définition de stratégie d’entreprise dans des marchés de concurrence imparfaite.

On considère généralement comme le pionnier de la théorie moderne des jeux le mathématicien français Émile Borel, qui publia une série de travaux sur ce thème dans la décade 1920. Mais ce fut Von Neumann qui, d’abord dans un travail de 1928 et, plus tard, dans son grand livre de 1944 Théorie des jeux et comportements économiques (écrit en collaboration avec l’économiste autrichien Oskar Morgesten), introduit ce type d’analyse dans la théorie économique.

Ceux qui le fréquentèrent sont d’accord pour dire qu’il était un type amusant, bon vivant… et amateur – parfois jusqu’à l’excès – de boissons alcooliques. Von Neumann non seulement captait l’attention de ses interlocuteurs par sa grande intelligence ; son extraordinaire mémoire ne laissait jamais de surprendre celui avec lequel il parlait. Il semble qu’il était capable de se souvenir avec la plus grande précision d’un livre ou d’un article lu des années auparavant. Et comme il eût toujours un grand intérêt pour l’Histoire, il était un expert dans des domaines aussi divers que les arbres généalogiques des familles royales européennes ou l’histoire de Byzance.

Borges créa la fascinante figure de Funès à la mémoire sans limite ; cet homme était capable de se rappeler absolument tout ce qu’il avait vécu avec une précision absolue ; et qui pour se souvenir de ce qu’il avait fait un jour avait besoin d’un jour entier. « Je soupçonne – écrit Borges – qu’il n’était pas très capable de penser. Penser, c’est oublier les différences, c’est généraliser, abstraire. Dans le monde bondé de Funès il n’y avait que des détails, presque immédiats. »

Von Neumann était toutefois capable de combiner l’analyse logique et mathématique avec le souvenir du détail. Son œuvre scientifique est la preuve de sa capacité intellectuelle. Est-elle vraie cette anecdote racontée par un de ses amis selon laquelle, quand un jour on lui demanda s’il se souvenait comment débutait le roman de Dickens Le Conte de deux cités, notre personnage commença à réciter le premier chapitre jusqu’à ce que, dix minutes plus tard, on lui demanda d’en rester là ?

Mais même les génies ont leurs faiblesses. Notre mathématicien était, par exemple, un conducteur détestable, qui dût passer à diverses reprises par le commissariat après avoir provoqué des accidents, et un carrefour de Princeton finit par être connu comme « le coin de Von Neumann », pour être l’endroit où il avait embouti un plus grand nombre de malheureux automobilistes locaux, qui voyaient arriver sur eux de manière inattendue la voiture conduite par le grand scientifique.

Et – pouvons-nous réellement le croire ? – même la mémoire arriva à lui jouer de mauvais tours. Sa femme racontait qu’un jour Von Neumann prit sa voiture à Princeton pour régler une affaire à New York, qui est seulement distante de quelques 85 kilomètres de la ville universitaire. Peu de temps après, le téléphone sonna dans sa maison. L’épouse écouta à l’autre bout du fil une voix familière : « C’est Johnny. Tu pourrais me dire ce que je vais faire à New York ? »

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Article originellement publié par Libre Mercado.