Et si le théâtre était autre chose… Masrah Beyrouth, Hanane Hajj Ali

Publié le 24 novembre 2011 par Libalel
« Et si le théâtre était autre chose : “l’importance de l’intériorité, du développement de l’imaginaire, de la qualité initiale de la personne, où on apprend à se développer en tant qu’être humain”, la recherche d’une identité réelle, celle de l’artiste lui-même, la mise en représentation de sa propre vérité, à partir du vécu, de la mémoire collective, du retour aux sources culturelles, aux racines spirituelles et morales. Quand la guerre, l’exode, l’expropriation physique et morale, la destruction du tissu social, l’agression culturelle des médias, menacent notre personnalité dans ses fondements, la question de l’identité n’est plus un hobby d’intellectuel mais (un “luxe” poétique, “ce beau risque à courir” que Socrate en un instant décisif, oppose au néant objectif de la mort), elle devient une nécessité vitale. » [1]
Ces mots sont ceux d’Hanane Hajj Ali, comédienne de conviction. Après une longue expérience du théâtre, elle décide en 2008 de se réinscrire à l’Université Saint Joseph pour entamer une recherche sur le ‘théâtre de Beyrouth’ (Masrah Beirut) situé à Ain el Mreissé. Son ouvrage Masrah Beyrouth paru en avril 2010, seulement en langue arabe, transmet avec force et précision ce travail de recherche.
C’est en 1956 que le théâtre de Beyrouth ouvre ses portes. Toujours actif aujourd’hui, il est le seul au Liban à avoir résisté aux épreuves des guerres : il ferme seulement pendant deux ans au temps de l’invasion israélienne et du siège de Beyrouth. Liée à son histoire depuis ses débuts, Hanane Hajj Ali retrace le parcours culturel de ce lieu, espace multiple où se rencontrent et s’entremêlent des dynamiques sociales, politiques et artistiques plus larges. En somme, un lieu parfois contraint mais souvent stimulé par l’histoire de Beyrouth. À travers ce trajet singulier, c’est une partie de l’histoire de la scène artistique de la ville depuis les années 1960 que nous livre Hanane Hajj Ali, comme si le parcours de ce lieu devenait représentatif d’une histoire commune houleuse et de l’évolution des espaces d’expression et de culture à Beyrouth. Le Masrah Beyrouth s’intègre à l’espace de la ville tel une agora, lieu de démocratie, de citoyenneté et d’expression mais aussi symbole de modernité, répondant aux aspirations de la nouvelle bourgeoisie beyrouthine des années 1960.
Produisant d’abord des pièces en langue française, le lieu va progressivement accueillir des pièces en langue arabe et se diversifier en présentant par exemple de nouveaux registres de théâtre : théâtre de l’absurde et théâtre politique. Traversant les épreuves de la guerre et de la censure, il va connaître un nouvel essor dans les années 90, sous l’impulsion d’un collectif dit de « résistance culturelle » appelé Founoune, mené notamment par le célèbre écrivain Elias Khoury. Ce collectif, en recherche de statut légal et de reconnaissance, a permis la mise en valeur et l’essor du Théâtre de Beyrouth, à la fois en soutenant les initiatives locales et en lui donnant une envergure internationale (notamment en danse). Il va préfigurer les nombreuses initiatives de création d’espaces alternatifs et culturels dans la ville de Beyrouth jusqu’à aujourd’hui.

Pour Hanane Hajj Ali, cette histoire particulière est une clé de lecture de la scène artistique libanaise d’hier et d’aujourd’hui. Depuis la fin de la guerre civile libanaise, Beyrouth semble être entré dans une nouvelle période, celle qu’elle appelle la « période des guerres latentes », où l’amnésie se mêle à la nostalgie des années d’avant-guerre. La production artistique est habitée par la question de l’Histoire et de la mémoire de la guerre ; la ville et ses fantômes devenant un thème central.
Hanane Hajj Ali est encore aujourd’hui très engagée et mène de nouveaux combats : Elle dirige un comité artistique et associatif nommé Al Mawred Al Thaqafy («La ressource culturelle»)[2], qui vise à encourager la créativité et les échanges culturels dans le monde arabe (à travers l’accompagnement de jeunes artistes, l’organisation d’expositions et de spectacles, la recherche…) Une manière de soutenir des initiatives artistiques, et d’appeler chacun à libérer sa parole et devenir acteur d’une scène artistique en plein essor.
« Car la vie a pour ennemie la guerre et non la mort. La mort fait partie de la vie, elle la complète et lui permet de se perpétuer, alors que la guerre détruit la vie, elle fait le vide pour construire un nouvel ordre, de nouvelles formes qui n’existaient pas auparavant. En ce sens, la guerre n’est pas l’ennemie de la paix, guerre et paix font partie d’un même ensemble qui permet à certains hommes de dominer d’autres hommes. Les hommes aiment la vie, la vie est un tissu vivant dont les morts font partie, où l’invisible occupe une place essentielle. Exprimer l’invisible devient une fonction vitale, et l’expression artistique qui s’ingénue à combler les trous de ce « mythe vivant », de cette « épopée d’ici et maintenant » devient une forme élevée de l’amour de la vie. »[3]
Simon Pochet
[1] Citation d’Hanane Hajj Ali : Amers Editions 
[2] www.mawred.org
[3]  Citation d’Hanane Hajj Ali : Amers Editions

Plus d’infos ________________________________
Masrah Beyrouth, Hanane Hajj Ali, Amers Editions, Avril 2010
Pour en avoir plus sur la création d’espaces alternatifs dans le Beyrouth d’après-guerre, consulter : Beyrouth, Figures de l’Archive, par Laure GUIRGUIS
Article sur le blog de Thierry Savatier : Portraits du Liban (3/5): Hanane Hajj-Ali, un combat pour la culture