Écran et projection

Publié le 19 juillet 2007 par Gregory71


SX1 Siemens prototype (2007) projection laser du clavier

Le mode de localisation de l’image est d’importance pour comprendre l’esthétique de l’écran. Entendez par là simplement l’endroit où est l’image et la façon dont elle arrive à cet endroit. On a trop tendance à concevoir l’image comme un immatériel quelque peu abstrait alors même qu’il nous faut pour la comprendre être attentif à ses transports et à toutes les formes de sa matérialité.

D’un côté il y a des écrans localisés, c’est le cas de figure où la surface de diffusion de l’image est stable et identifiable. L’écran est le nom donné à cette identité. De l’autre côté, il y a les écrans projetés où l’image est diffusée sur une surface qui ne contient pas elle-même cette possibilité de diffusion (écran blanc, mur, etc.). Toute se passe alors comme si la relation entre l’image et l’écran s’inversait.

La différence entre l’écran et la projection concerne la mémoire, l’inscription, la diffusion et la technique: l’écran contient, à des degrés divers, les conditions de la diffusion. Il y a des composants actifs, des LEDS, des LCD, etc. Il faut un lien électrique (entendez un fil) entre l’endroit où est mémorisé l’image et sa surface de diffusion. La projection n’a pas de lien électrique mais simplement lumineux (on pourrait sans doute trouver d’autres modes encore), il n’y a pas à avoir de fil.

Le projecteur est à distance de l’écran dans la salle de cinéma. Cette apparente déconnexion matérielle entre la source et la surface de réception/diffusion [1] a pour conséquence de pouvoir créer un changement d’échelle important dans l’image qui peut être de grande taille sans nécessiter un matériel spécifique et couteux pour la recevoir.


Ver Meer : L’art de peindre (détail)

De plus, on peut remarquer comme dans le cas de ce prototype de Siemens que de plus en plus d’objets techniques seront équipés de sources lumineuses et de lentilles ou de lasers permettant de diffuser sur une surface non spécifique des images. Ceci signifie que notre environnement quotidien, tant celui du domicile privé que de l’espace public, pourrait se transformer en surface de diffusion. Il va de soi que cette transformation affectera la relation du public et du privé: que devient un pan de mur?

Je me réfère là à toute la tradition du pan allant du Chef-d’oeuvre inconnu de Balzac, à la Gradiva, à Rilke ou à Proust. La mort de Bergotte devant la Vue de Delft de Vermeer est un des passages les plus connus d’A la recherche du temps perdu. C’est d’un “petit pan de mur jaune” que Proust fait l’événement du tableau. Fatal à l’écrivain fasciné (”il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur”), l’acte de présence de cette “précieuse matière du tout petit pan de mur jaune” renvoie Bergotte aux manques de sa propre écriture (”C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il.”). Ce détail renvoit donc à la structure même de la perception en tant qu’elle est finitude.[2]

Que devient ce pan de mur quand il peut recevoir des images, sans être équipé à cette fin puisqu’il ne contient pas lui-même cette possibilité? Que devient l’anonymat sensible du pan de mur commun, c’est-à-dire toute l’esthétique portant attention au médiocre, au petit, au commun, au fragile et au défaut? Que devient le monde quand non seulement il est à porté de main, et donc qu’il est une potentialité instrumentale, mais encore quand il est à portée de diffusion? Que vois-je du monde lorsqu’avec mon téléphone je peux diffuser des images sur cette rue, sur ce coin de mur, sur cette fenêtre aux volets clos? Sans doute le rôle même du cadre, tel que nous l’avons déjà questionné, c’est-à-dire de la finitude esthétique comme bordure de la perception en est affecté.

Notes:
  1. Se reporter à la théorie des simulacres chez Épicure pour déconstruire le sentiment d’immatérialité lié à la diffusion lumineuse depuis Platon jusqu’à nos jours. La projection lumineuse reste sans doute dans notre inconscient culture une dénonciation de la fausseté de l’image et cette fausseté prend la forme de l’immatérialité. De façon plus général quand on met en avant quelque chose de prétendument immaétriel c’est souvent le signe d’une conjuration.
  2. Je signale à la suite de Daniel Arasse également qu’il faudrait articuler cette question du pan de mur à celui du rebord du tableau et du détail latéral: Et tout à coup je désirai, je désirai, oh ! désirai de toute la ferveur dont mon coeur a jamais été capable, désirai d’être non pas l’une des petites pommes du tableau, non pas l’une de ces pommes peintes sur la tablette peinte de la fenêtre - même cela me semblait trop de destin… Non : devenir la douce, l’infime, l’imperceptible ombre de l’une de ces pommes -, tel fut le désir en lequel tout mon être se rassembla. Rilke, Testament. Il y a toute une tradition de la finitude esthétique comme limite du cadre