Paysage avec Saint Jérôme, c.1516-1519.
Huile sur panneau, 74 x 91 cm, Madrid, Musée du Prado.
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Après une brillante Missa In Myne Zyn d’Alexander Agricola saluée ici même comme un des meilleurs disques de l’année 2010, le nouvel enregistrement de la Capilla Flamenca, ensemble aux projets toujours passionnants et bien réalisés, s’intéresse aujourd’hui à un de ses contemporains mieux choyés par les interprètes, avec plus (Odhecaton dans la Missa La Spagna) ou moins (The Tallis Scholars dans la Missa De Apostolis) de réussite, Heinrich Isaac. Réalisé, à l’instar de la récente version de la Missa nunca fue pena mayor de Peñalosa par l’Ensemble Gilles Binchois, en collaboration avec le Festival de Maguelone et publié par Ricercar, Ich muss dich lassen permet d’explorer les différentes facettes de sa production.
Le parcours d’Heinrich Isaac est celui d’un homme du Nord sur lequel le Sud va exercer une irrépressible et durable
fascination, comme ces peintres flamands qui, au XVIe siècle, gagnèrent leur surnom de romanistes en allant parfaire leur art au contact des
trésors de la Ville éternelle. On ignore tout des premières années de la vie du musicien, pourtant fort célèbre de son vivant, dont on s’accorde néanmoins à fixer la naissance dans les années
1450, sans être très certain du lieu, qu’Isaac désigne seulement, dans son testament, comme la Flandre (« Ugonis de Flandria »). La première mention certaine de son nom date
de 1484 où il est employé comme chanteur et compositeur à la cour du duc Sigismond, à Innsbruck. Dès l’année suivante, cependant, on le retrouve à Florence, où « Arrigo da
Fiandra » est employé au baptistère Saint-Jean, là encore en qualité de chantre et de compositeur, ainsi qu’en attestent les paiements émanant de la cathédrale à laquelle cette
institution est rattachée. Il va demeurer dans la cité jusqu’en 1496, gravitant dans les cercles proches de Laurent de Médicis jusqu’à la mort de celui-ci en 1492, qu’il pleurera dans un très
beau motet funèbre, Quis dabit capiti meo aquam ?, sur un texte d’un autre proche du Magnifique, Angelo Poliziano (Ange Politien, 1454-1494).
Son legs, dont l’anthologie proposée par la Capilla Flamenca offre un très bon reflet, étonne par sa variété et la capacité du musicien à faire siens des éléments issus des différents styles nationaux avec lesquels il a été en contact. En effet, si les mouvements de messe et les motets enregistrés ici dénotent sa parfaite maîtrise des techniques qui constituaient le bagage élémentaire de tout bon compositeur franco-flamand, les œuvres sur des textes italiens révèlent une réelle connaissance de la musique ultramontaine, qu’il s’agisse des ballate héritées du XIVe siècle – songez à celles du florentin Francesco Landini (c.1325-1397) – ou des musiques de carnaval, tandis que sa version virtuose d’Ich stund an einem Morgen montre qu’il reprend à son compte, en le transcendant complètement, l’héritage de la chanson allemande du XVe siècle. C’est peut-être la pièce la plus connue d’Isaac, la chanson Innsbruck, ich muss dich lassen, choisie pour donner son titre au disque et présentée sous sa forme originale puis sous ses différentes utilisations, paraphrase liturgique luthérienne – preuve incontestable de sa célébrité, les principes musicaux de la Réforme préconisant l’usage de mélodies bien connues pour que les fidèles mémorisent plus aisément les paroles sacrées dont on les revêtait – et cantus firmus du Christe d’une messe, qui résume le mieux, par son texte allemand, son élaboration d’un soin tout franco-flamand et sa fluidité mélodique italianisante, les acquis d’une vie de compositeur, ce qui lui confère une dimension particulièrement émouvante.
L’interprétation qu’offre la Capilla Flamenca (photographie ci-dessous) est, comme toujours avec ces musiciens, de très haute
tenue, malgré quelques menues réserves concernant la partie centrale d’un programme dont la scission en trois étapes, respectivement Flandre, Italie et territoires germaniques, rend bien compte
du propos consistant à retracer, au risque parfois de la frustration qu’engendre le fractionnement, la trajectoire personnelle et artistique d’Heinrich Isaac. Les deux parties extrêmes,
regroupant des pièces « septentrionales », appellent les mêmes éloges que les productions précédentes de chantres dont la technique vocale très assurée, la mise en place et la
discipline impeccables, le sens aiguisé de la construction polyphonique ainsi que du dialogue entre les voix sont les marques de fabrique immédiatement reconnaissables, et d’instrumentistes,
plus sollicités ici qu’à l’accoutumée, aussi excellents en consort qu’accompagnateurs raffinés, ponctuellement renforcés par les brillants souffleurs d’Oltremontano.
Je vous conseille donc de ne pas manquer cette très belle anthologie dédiée à Heinrich Isaac par la Capilla Flamenca qui constitue aujourd’hui, par sa qualité et sa diversité, la meilleure introduction possible à l’univers d’un compositeur passionnant. On souhaite d’ailleurs ardemment voir un jour les mêmes musiciens revenir vers ses partitions – pourquoi pas une de ses nombreuses messes ou de larges extraits du Choralis Constantinus ? – ou celles de Ludwig Senfl, encore trop mal servi au disque ; nul doute qu’ils en seraient les meilleurs serviteurs.
Capilla Flamenca
Oltremontano
Dirk Snellings, basse & direction
1 CD Ricercar [durée totale : 65’33”] RIC 318. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Missa Tmeisken was jonck : Sanctus
2. Fammi una gratia, amore
3. Innsbruck, ich muss dich lassen / O Welt / Missa carminum : Christe secundum
Illustrations complémentaires :
Albrecht Dürer (Nuremberg, 1471-1528), Portrait de Maximilien Ier, 1519. Huile sur bois de tilleul, 74 x 61,5 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum.
La photographie de la Capilla Flamenca est de Miel Pieters, utilisée avec autorisation. Merci à Lena Dierckx.