Le grand bateau blanc

Publié le 11 décembre 2011 par Feuilly

Il y avait bien longtemps qu’on n‘avait plus vu de bateau par ici, vraiment longtemps. Quand il y en a, ils passent très loin au large des côtes. C’est à peine si on peut les distinguer par beau temps, alors en plein hiver, vous pensez bien qu’on ne risque pas de les apercevoir….  En plus, ce sont souvent des chalutiers de pêche, qui appartiennent à des gens comme nous, en somme. Qu’est-ce que vous voulez qu’ils nous apportent ? Ils ont la même vie que nous. Par contre, le gros navire qui est entré dans la baie ce matin, ça c’est autre chose ! Il est apparu comme cela, subitement, balloté par les flots en furie, sortant du néant et de la tempête comme d’un rêve. Il est immense et mesure bien soixante-cinq mètres de long. Un véritable monstre. En plus, il est tout blanc, vraiment superbe. Ce doit être un yacht de croisière et ça, je peux vous dire que c’est bien la première fois qu’il y en a un qui se perd par ici.

La nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre. Dès qu’il a actionné sa corne de brume pour signaler sa présence, tout le monde est sorti des maisons et en moins de cinq minutes le village entier était sur le quai. On a aussitôt mis trois bateaux de pêche à la mer pour « accueillir » le visiteur comme il se devait. Une fois à portée de voix, les nôtres se sont mis à crier. Ils ont expliqué comme ils ont pu, à travers les bourrasques de vent, ce qu’on explique toujours à ceux qui ne connaissent pas le coin. A savoir qu’on ne peut pas entrer directement dans le port à cause des bancs de sable. On ne les voit pas, mais il y en a, ainsi que des rochers. Ces derniers sont à fleur d’eau et ils sont terribles car ils déchirent toutes les coques. Généralement, quand ils entendent cela, les capitaines ne se le font pas dire deux fois : ils donnent des ordres pour changer immédiatement de cap. Alors on leur explique qu’ils doivent aller jusqu’au piton rocheux qui ferme la baie, puis virer de bord et entrer dans le port en oblique, en longeant les falaises.

Ils obéissent toujours. Le plus dur, c’est de se faire entendre, car on est toujours en pleine tempête, alors, avec le bruit du vent et des vagues, il faut s’égosiller pas mal  dans les porte-voix. Aujourd’hui cela allait encore. Le capitaine a tout de suite compris ce que nos hommes tentaient de lui dire. Il est vrai qu’ils hurlaient fort et qu’ils accompagnaient leurs paroles de toute une série de gestes. Se rendant compte que l’affaire était sérieuse et qu’il courait à la catastrophe, le capitaine a donc immédiatement changé de cap. Ensuite, nos bateaux ont encerclé le yacht, pour bien le guider et surtout pour qu’il n’aille pas se diriger vers la zone « maudite ».  Malgré le  mauvais temps, tous les passagers étaient sortis de leurs cabines et lançaient aux nôtres des signes amicaux. Ils étaient bien une bonne cinquantaine, ce qui veut dire qu’avec les membres de l’équipage ce navire transportait au moins quatre-vingt personnes. C’était peu pour un bateau de cette taille, mais pour nous c’était une chance inespérée. On n’avait jamais vu autant de monde dans la région. Il allait enfin y avoir de l’animation dans le bourg ! Et pas mal de travail en perspective !

En attendant, il n’y avait pas une minute à perdre. Les femmes étaient déjà rentrées chez elles et elles en ressortaient les unes avec de longs filets de pêche, les autres avec d’anciennes voiles, d’autres encore avec de grandes bassines en fer blanc. Ils allaient être bien accueillis les touristes ! Ils n’avaient certainement jamais vu des gens aussi empressés de les recevoir ! Cela allait être la fête. Déjà les femmes, au grand complet, se précipitaient vers la plage avec tout leur attirail : les gamines, les jeunes filles, les presque mariées, les mères de famille, les épouses adultères, les filles-mères, les déjà veuves et jusqu’aux aïeules, qui pour une fois avaient abandonné les grosses chaussettes en laine qu’elles sont habituellement occupées à tricoter. Elles étaient toutes là à courir le plus vite possible afin d’occuper les meilleures places. Les ancêtres, il est vrai, traînaient un peu en arrière, mais elles parvenaient tout de même à suivre les autres et même à emprunter le petit chemin qui, à flanc de falaise, donnait accès à la mer. Malgré les bourrasques de vent et la pluie qui redoublait, on les voyait qui progressaient tout en se tenant au rocher du mieux qu’elles pouvaient.

Pendant ce temps, le yacht était arrivé devant le piton tout au bout de la baie, là où les remous sont terribles, même par beau temps. Tout se passa alors très vite, comme d’habitude. Au moment où il voulut virer de bord pour se diriger vers le port, les trois petits bateaux de pêche lui barrèrent le passage. Le capitaine fit aussitôt couper ses moteurs pour ne pas les percuter, tandis qu’avec sa corne de brume il lançait des avertissements sonores. Mais il était déjà trop tard pour lui. Déstabilisé par sa manœuvre, le grand navire se trouva pris dans le courant violent qui passait entre la falaise et le piton rocheux. Comme ses moteurs étaient à l’arrêt, il ne parvint pas à garder le cap. Il se retrouva perpendiculaire au courant et prêta alors le flanc à la houle. Celle-ci, déchaînée comme elle était, vint le frapper de plein fouet et le poussa irrémédiablement vers la falaise. Après un dernier coup de sirène désespéré, le beau bateau blanc  alla s’écraser contre les rochers dans un bruit épouvantable.

Les hommes n’avaient pas encore regagné le port que les femmes étaient déjà sur la plage où elles commençaient à ramasser les premiers trésors provenant de l’épave. La mer en furie venait tout jeter à leurs pieds, et outre des débris de métal et des poutres de bois, elle amenait aussi des valises, des meubles, des matelas, de la nourriture et des tissus. Il y avait même des bijoux. Pour ceux-ci, il suffisait de se baisser et de dépouiller les premiers corps qui commençaient à joncher le sable.

Il n’y a pas à dire, un bateau comme celui-là, on n’en avait jamais vu sur notre île. Avec le mauvais temps qui dura tout l’hiver, nous coupant complètement  du monde, ce fut une vraie aubaine. Que serions-nous devenus sans lui ?