Les archives d'Hector : interview Craig Thompson (2001)

Par Hectorvadair @hectorvadair

Photo © Craig Thompson/Onabok

En Janvier 2000, j'ai eu l'occasion de rencontrer à Angoulême, sur le stand du Cycliste (si je ne m'abuse, à moins que ce ne soit Treize étrange), l'auteur américain Craig Thompson.
Quelques mois plus tard, après avoir pris contact avec lui, j'avais pu proposer en exclusivité une interview de l'auteur dans la revue Onabok pour laquelle j'écrivais des chroniques. C'était alors sa première interview (aussi longue) en français*.
Alors encore inconnu en France, ce jeune homme y a depuis rencontré un large lectorat et le succès qu'on lui connaît.
(*) Il avait d'ailleurs tellement apprécié qu'il l'avait citée dans la bibliographie du catalogue édité alors par les Centres Leclerc : « Traits contemporains  , Angoulême 2002 »
Bien qu'un extrait ait été disponible assez rapidement en ligne sur le site Onabok, je suis plutôt fier de pouvoir vous la présenter en intégralité aujourd'hui sous forme numérique :


  "Hello, CRAIG THOMPSON !
Craig Thompson est un jeune américain de 26 ans plutôt maigrelet, pas trés grand, mais souriant et à l'abord trés chaleureux. Il fait partie de cette nouvelle vague de la Bande Dessinée que l'éditeur indépendant Top Shelf révèle dans son prozine aux cotés de Peter SickmanBrian Biggs, Dylan Horrocks, Dean Aspiel, Jef Levine, et bien d'autres encore.
Tout ces auteurs complets ont choisi le noir et blanc et un ton trés personnel pour s'exprimer. On peut dans cette optique les rapprocher de la scène française indépendante. Néanmois il se dégage de ces histoires une originalité américaine suffisante pour que la séduction opère et que l'on ai envie de les lire
dans notre langue.
 Craig Thompson n'échappera pas à la méthode et va voir son chef d'oeuvre de poésie GOODBYE CHUNKY RICE, une histoire d'amour trés romantique entre une petite tortue (Chunky) et une souris (Dandel), trés prochainement traduit chez nous par Delcourt.
Entretien avec un échappé du Wisconsin profond. Prenez votre respiration"

Hector :  J'ai vu dans Chunky Rice que tu étais né en 1975 dans le Michigan et que tu avais grandi dans une communauté paysanne isolée dans le Wisconsin. Est-ce que tu pourrais nous en dire plus sur cette période et cette communauté ?

Photo : © Craig Thompson/Onabok


Craig : En fait mon prochain ouvrage Blankets peindra un tableau beaucoup plus vivant de la ville dans laquelle j'ai vécu. C'était à la fois un endroit misérable et beau. La nature dans laquelle j'ai grandi était idyllique : de grandes forêts et des champs à perte de vue, ...des ours, de biches et des renards et des blaireaux dans notre cour, des baignades nus dans les rivières...; Mes parents vivaient dans une vieille maison à la campagne (maison qui est aujourd'hui entouré de bétail sur 20 hectares), et ils possédaient une ferme secondaire où un demi-hectar de jardin leur donnait des légumes, des chèvres du lait, des poules des œufs, et des lapins la nourriture.
 La petite ville où j'allais à l'école était moins romanesque. Elle donne à voir ce que les européens craignent de l'Amérique : repliée sur elle-même, craintive, avec une communauté raciste. C'était une sorte d'endroit à la mentalité cowboy violente, et j'ai eu une enfance plutôt rude là bas. Mais aujourd'hui, je m'en suis éloigné heureusement.
ChunkyRice
Hector : Comment es-tu arrivé à faire de la bande dessinée, et est-ce que Chunky Rice est ta première véritable publication ? (exceptée peut être Doot doot Garden. Peut être est-ce la première, mais je ne l'ai pas lu jusqu'à présent. Elle a l'air marrante)
 De plus, lorsque l'on lit les hommages vibrants de grands noms tels Alan Moore ou Jeff Smith (le créateur de Bone) au dos de ton bouquin, ça laisse supposer que tu es vraiment reconnu. Avais -tu déjà travaillé pour des fanzines avant ?
Craig : Avant Chunky Rice j'ai dessiné une poignée de mini comics. C'était ma seule expérience. J'ai déménagé à Portland et rejoint Topshelf exactement au même moment., lorsque qu'ils n'étaient qu'une petite entreprise débutante : l'histoire d'un seul homme qui sortait une anthologie annuelle.
Une fois que mon éditeur eu vu les quelques première pages de Chunky Rice, il m'offrit de le publier. Mon intention originale était de réaliser un minicomic de 30 pages, mais le fait d'avoir un éditeur m'a encouragé à voir plus gros. Cela s'est avéré être une expérience enrichissante, aussi bien en termes de scénario que d'habilité à écrire, et le fait de participer à un projet qui aboutit.
 Il Serait intéressant de noter tous les jobs pathétiques que j'ai pratiqué avant de dessiner à plein temps : responsable du stock au rayon pièces informatiques d'un magasin de services, commercial pour une organisation juive a but non lucratif, ramasseur de canettes en alu dans le parking d'un KMART, et des saisons et des saisons de dur labeur agricole dans le Wisconsin rural. Ah oui, j'ai aussi laissé tomber mes études au collège et au lycée. Mais j'ai eu accès à des jobs artistiques qui m'ont permis de vire à coté de ça. J'ai travaillé comme styliste de publicités dans un journal local puis comme designer dans une petite agence de pub.
Ensuite j'ai animé des light-shows dans un musée pour enfants, et enfin travaillé comme designer graphique, concevant des logos de couverture pour des ALlENS contre les vikings et de méchants fantômes avec des armes pour Dark Horse Comics.
H : La mer (l'eau) est importante dans ton histoire. Les dialogues aussi, qui possèdent une force poétique importante. Es-tu un amateur de poésie ?
C : Le fait de dessiner Chunky Rice a été ma méthode d'adaptation à un nouvel environnement et un palliatif à  mes amis  restés au Milwaukee après m'être  installé à Portland. Ironiquement,  je n'ai jamais eu l'opportunité de  voyager jusqu'à la côte ouest du  Pacifique qui n'est pourtant qu'à une heure de route de Portland,  jusqu'à ce que le livre soit fini. Toutes les images de la mer étaient basées sur mes souvenirs du lac Michigan qui est assez large pour l'évoquer, sans limites visibles et possédant aussi des vagues. Le Milwaukee est limitrophe des bords de ce lac et je m'y promenais tous les jours, soit tout seul dans des moments de méditations , soir bourré avec des copains sur les digues en pierres, ou y jouant au soccer (football, comme vous dites) durant les mois d'été, ou en compagnie d'une amie. Le lac est devenu mon ami et après avoir déménagé il est devenu une métaphore de tous les amis laissés derrière moi. Partir était comme se noyer.

Dédicace perso 2001

H: Combien cette histoire t'a t-elle prise de temps? et quelle est ta technique de dessin?
C : J'ai commencé Chunky Rice en Septembre 1997, mais ai à peine touché le dessin. Mon temps était trop pris par des petits boulots, la misère, la maladie et une désorganisation juvénile. Ce n'est que lorsque j'ai trouvé un job décent, comme concepteur graphique que j'ai trouvé plus de motivation pour mon passe-temps. J'ai alors passé toutes mes journées au travail sur l'ordinateur et mes soirées à dessiner, jusqu'à développer une tendinite. J'ai du quitter mon travail et arrêter de dessiner complètement en tous cas avec ma main droite. Chaque jour je m'entrainais avec ma main gauche... C'était tout ce que je pouvais faire pour me maintenir en forme psychiquement. Mais ce n'est seulement qu'au bout de 3 mois que j'ai commencé à guérir. Je me suis alors accordé quelques vacances avec mon frère, suis revenu dans le Wisconsin un moment puis ai enfin recommencé à dessiner. C'est à ce moment là que la plus grosse partie du livre s'est faite, pour être achevée en Février 1999. Cela m'a donc pris un temps plutôt long, mais je dirais que maintenant je suis un artiste un peu plus discipliné.

Autre dédicace perso

Quant à la technique, j'utilise une encre de chine banale sur un support bristol. J'encre avec un pinceau et écris mes dialogues avec une pointe fine. Rien de fantaisiste.
H : D'après mes sources, Chunky Rice devrait être traduit en France prochainement. Qu'en est-il ?
Et à propos de France, quelles sont tes relations avec notre pays, et quels sont tes dessinateurs préférés ?

C : C'est Delcourt qui doit traduire Chunky Rice en sept. 2002. ... Moebius, Hergé, Hugo Pratt et Tardi sont depuis longtemps reconnus aux USA comme des maitres de la bande dessinée, mais récemment mes collègues et moi-même avons été de plus en plus informés de cet engouement grandissant sur la scène française. L'anthologie Comics 2000 de l'Association en est en grande partie responsable. Cela a "cassé" pas mal de frontières grâce à son thème muet et son approche universelle.
En fin de compte l'Association produit quelques uns de mes auteurs préférés dans le monde entier : David B., Blutch, Sfar, Trondheim, Baudoin, Dupuy/Berberian. Mais ma reconnaissance va aussi à d'autres éditeurs et dessinateurs. Ma passion pour la bande dessinée m'a transformé en francophile et je tente lentement et difficilement d'en comprendre le langage.

Bible Doodles

H : Tu as déjà écrit une introduction intéressante dans les premières pages de Bible Doodles qui est l'un de tes deux derniers travaux avec Blankets, mais peux- tu quand même pour nos lecteurs revenir sur le but de ce roman et tes motivations pour ce thème religieux?

Image tirée de "Bible doodles"

C : J'ai grandi dans une famille très religieuse qui allait dans une église au sein d'une communauté très pratiquante. Moi-même étais un fervent dévot du christianisme jusqu'à ce que je quitte mes parents et soit capable de prendre seul mes décisions. Je suis toujours une personne profondément spirituelle et porte un grand intérêt à l'étude de Jésus et d'autres leaders spirituels, mais j'apprends à laisser de côté les tendances puritaines et extrémistes et fautives de la religion. C'est un des thèmes principaux de Blankets,: la liberté de foi par rapport aux aspects rigides de l'église. et aussi apprendre à embrasser la véritable vie plutôt qu'un futile espoir de meilleure vie au paradis.
H: Est-ce que ce mini-comic va rester dans ce format, ou y-a t-il d'autres projets pour lui? (ou des traductions ?) il semble que ce soit un travail parallèle, non?
C : Bible Doodles sera toujours un mini-comic, et les minicomics sont aux vrais comics ce que les face B de 45t sont aux albums dans l'industrie musicale. Les faces B peuvent compléter l'œuvre d'un musicien mais dans un sens ils ne représentent que des morceaux de remplissage. Aussi Bible Doodles peut servir à expliciter Blankets, mais il s'agissait plutôt pour moi d'un exercice afin de m'entrainer à écrire le roman.

Blankets
H : Ce roman graphique prévu pour être publié par Top Shelf vers l'été 2002 parle de deux frères, toi et Phil. On trouve encore ici beaucoup d'amour et de haine. Et le livre est divisé en chapitres ("la foi, l'adolescence, l'amour...") qui me rappellent un peu les aspects religieux de Bible Doodles. De plus les thèmes me font penser au travail de David B. (je pense au thème autobiographique). Est-ce que je me trompe en associant vos 2 travaux et est-ce que ce genre de romans graphiques se développe aux Etats-unis comme cela a été le cas ces dernières années en France?

C : L'ascension du haut mal de David B. et Piero de Baudoin ont été des inspirations pour "Blankets", mais évidemment, ne lisant pas le français, cette inspiration reste un peu abstraite. Piero est mon livre de chevet et je tente de le décrypter petit à  petit, à l'aide d'un dictionnaire, mais je n'avance pas vite. Blankets n'est pas franchement à l'origine un livre sur des relations fraternelles. Mon intention était d'écrire une histoire sur les sensations que cela procure de coucher à coté de quelqu'un pour la première fois, et je pensais développer le sujet en racontant mon premier amour. (la fille au collège avec laquelle j'avais couché dans le même lit.) Mais en commençant, je me suis aperçu que j'avais partagé mon lit bien avant, et pas dans une relation romantique : puisque mon frère et moi avons partagé le même lit durant toute notre enfance. 
A partir de là Blankets s'est développé sur deux niveaux, l'un concernant l'histoire de deux frères qui grandissent ensemble, et l'autre sur une romance adolescente. Ce fut le thème de la foi qui relia les deux ensemble, La durée du récit -500 pages- est arrivée sans prévision aucune, quoique les "Full lenght graphics novels" deviennent un peu la mode aux Etats-unis, comme en France. Le public et les artistes en ont un peu marre de ces brochures de 30 pages. Ils désirent plus d'espace pour raconter des histoires plus pertinentes.
H : Quels sont tes meilleurs auteurs de bande dessinées?
C : J'ai déjà cité certains de mes auteurs français favoris. D'un point de vue langue anglaise j'ajouterai Dylan Horrocks, Chester Brown, Joe Sacco, Chris Ware, Dan Clowes... Et c'est sans aucun doute Hicksville, par Dylan Horrocks qui m'a en premier fait réaliser que les comics pouvaient être magique.
H : Sur quels projets travailles tu actuellement ?
C : ... Blankets me prend la plus grosse partie de mon temps, mais je dois aussi aller vers d'autes projets d'illustrations afin de payer les factures. Dernièrement j'ai crayonné Jimmy Neutron pour le magazine jeunesse Nickelodeon. Mon éditeur et moi-même avons contribué à une histoire de Green Lantern pour le comic Bizarro chez DC et j'ai dessiné des histoires d'Ewoks et de Wookies pour Star Wars Tales et le magazine Star Wars Gamer. J'ai aussi beaucoup contribué à une anthologie humoristique chez Dark Horse appellée Scatterbrain qui comprenait des auteurs tels Jim Woodring et Dave Cooper. C'est du travail alimentaire
H : Pour finir, j'aimerais te demander quelle musique tu écoutes en travaillant. Je trouve pour ma part qu'un folksinger comme Ron Sexmith vont très bien avec tes histoires. Le connais tu ?
C: Je ne connais pas Ron Sexmith , mais j'aimerais le découvrir. Voila ce que j'écoutais récemment : Mates of Slate. "My solo project". Une fille à l'orgue, un garçon à la batterie, C'est un très beau duo. Et ils aiment Chunky Rice en plus. His Name Is Alive : "When the stars refuse to shine". Celui-ci est un enregistrement lo-fi en collaboration avec IDA alors qu'ils tournaient ensemble. Lovetta Pippen possède une incroyable voix blues qui va très bien avec mon penchant pour les voix de chanteuses noires. Kleenex Girl Wonder: "Ponyoak". Graham Smith vient du Wisconsin aussi et est en ce moment le roi du songwriting pop, Le Lou Barlowe du nouveau millénaire, en un peu plus dansable.
"Good bye Craig Thompson" !
Interview réalisée pour Onabok par Hector en juillet-septembre-octobre 2001, par courriel. Traduction: Franck Guigue. remerciements à Craig Thompson pour sa gentillesse et son implication.
Bibliographie Craig Thompson ("préhistorique" et non exhaustive) :
- Two Way Cartoon Machine (rnini eomie) -My Friend Joey's legs (rnini eornie) -Doot Doot Garden (mini eornie 52 p.) (Topshelf) . -Bandes dans Top She1f #6 et Ain't nothing like Fuekin' moonshine #12 -Goodbye Chunky Riee (Graphie novel 128 p. 1999 Top Shelf) -"From a very early age, 1 trained my son up to be a man" (9 p. DIb parnes dans Expo 2000) - Bible Doodles (mini comics 36 p. 2001 Top Shelf) - Blankets (graphie novel à paraitre en 2002 chez Top Shelf)
www.topshelfcomix.com
Tous les documents reproduits sont © Craig Thompson et Top Shelf comix,