On partait de moins en moins de la Syrie, dans les médias. Mais la répression entre dans son onzième mois et si les traditionnels cortèges du vendredi sont de plus en plus clairsemés, le recours aux armes contre l’armée se banalise, dans une guérilla qui est essentiellement le fait de déserteurs, dont le nombre ne cesse de se multiplier.
C’est un tel phénomène qui inquiète le régime, décrochant de jour en jour, mais aussi l’opposition partisane d’une stratégie de contestation pacifique. Signe de la fébrilité voire la panique qui règne en haut lieu, l’aviation jusqu’alors très rarement sollicitée, a été appelée à la rescousse pour bombarder récemment la ville insurgée de Rastan-bastion de la tradition militaire syrienne. Mais le régime peut prendre ce risque, même si l’usage de la force aérienne apporte de l’eau au moulin de ceux qui réclament une zone d’interdiction aérienne. Les arrières diplomatiques de Damas, restent -pour l’instant-, couverts plus ou moins solidement par Moscou et Pékin, neutralisant le conseil de sécurité des Nations Unies, dans ses marges de manoeuvre. Quant à l’opposition, elle reste incapable d’apporter à la Ligue arabe et aux grandes puissances, la base nécessaire sur laquelle construire un projet d’intervention ou, à minima, d’accompagnement diplomatique et matériel. La diplomatie hexagonale a cependant marqué un premier pas, en arrachant l’ouverture d’un couloir humanitaire…
Fragmentée en myriade de groupuscules, qui vont des nassériens aux libéraux laïcs, en passant par les Frères musulmans, les anti-Assad ont beau s’être fédérés dans une sorte de CNT installé en Turquie, contrairement aux rebelles de Benghazi, ils n’ont pu « libérer » la moindre place Al-Tahrir du joug baasiste, pour l’instant. Le résultat en est une impasse qui dure. D’un côté, des opposants historiques comme le docteur Radwan Ziadeh exhortent les Nations Unies à mettre en place une zone d’exclusion aérienne, afin d’entraver la répression -au moins aérienne-, de la contestation. De l’autre, Bachar et ses séides se murent dans le déni et l’aveuglement propres aux fins de règne, prétextant que l’opposition s’essoufle et que tout rentrera bientôt dans l’ordre, comme le jeune président syrien l’a récemment déclaré à l’ancien premier ministre libanais, Salim Al-Hass. Les difficultés économiques qui s’aggravent n’arrangent pas les choses, la tension montant et la situation s’envenimant sérieusement. Ces derniers jours, une dizaine d’assassinats ciblés ont ainsi aggravé la paranoïa générale, sur fond de méfiance politico-confessionnelle. Le modèle d’une guerre sale qui fut, rappelons-le, victorieuse pour le régime d’Alger, pourrait tenter Damas.
Depuis le feuilleton libano-palestino-syrien du Fatah-al-islam, la créativité des services syriens et leur capacité à souffler sur les braises chaudes du salafisme ne sont plus à prouver… Ces attentats jouent objectivement en faveur des Assad, qui manient le sempiternel argument : « Moi ou le chaos« . Côté kurde, les effets d’une des seules concessions lâchées par Bachar El-Assad depuis mars 2011 -la régularisation de 500 000 kurdes apatrides-, s’estompent. De plus en plus de Kurdes -même si tout le monde comprend l’inertie de Damas-, envisagent déjà l’après Assad et la perspective enivrante d’une autonomie -voire plus-, à l’irakienne. S’ils craignent toujours de se trouver en première ligne, les militants kurdes sont de plus en plus décidés à ne pas fermer les cortèges de manifestants. A mesure que la chute des Assad devient inéluctable, la prospective d’une foire d’empoigne nationale gagne en probabilité. L’après-Assad pourrait amener à des menaces, des tensions et des assassinats d’ordre confessionnel, et/ou en fonction d’un degré d’allégeance présumée à l’ancien régime. Il est vrai, que la syrie a longtemps fait -et fait encore-, figure d’exception dans le monde arabo-musulman. De l’Irak au Pakistan, les chrétiens d’Orient sont de plus en plus victimes de violences. Pourtant, dans ce pays, ils cohabitent sans heurts avec l’islam.
La mixité dans les lieux de culte est courante en Syrie, où le président et le grand mufti assistent chaque année à la messe de minuit. La communauté chrétienne se dit certes, choyée par le pouvoir minoritaire alaouite, dans ce pays du Moyen-Orient où ils vivent depuis l’aube du christinanisme, représentant 10 % de la population, les 800 000 grecs orthodoxes étant, de loin, les plus nombreux. Les chrétiens avouent qu’ils sont « soutenus » et même « gâtés« , « choyés » par le régime. Leur rôle historique est cependant reconnu, qu’il s’agisse de leur participation à la « renaissance arabe » de la seconde moitié du XIXe siècle ou de la lutte pour l’indépendance de 1946. Le gouvernement syrien compte trois ministres et le parlement quinze députés -sur 250-, chrétiens. Pour autant, personne ne nie qu’il y a toujours eu des frictions entre les deux populations et les différentes communautés. En 1260, alors que les Mongols, brefs maîtres de Damas, songeaient à se convertir au christinanisme, les chrétiens, fous de joie, sortirent en procession dans Bab Tuma, croix en tête, et arrosèrent de vin les portes des mosquées ! En 1783, dans son « Voyage en Egypte et en Syrie« , le comte Volney, ethnologue avant l’heure, parle d’ »une aversion entre disciples de Jésus et de Mahomet qui entraîne une sorte de guerre perpétuelle« . La « guerre des chrétiens » de 1860, jutement est encore dans toutes les mémoires : cette vague de progroms aurait été provoquée par l’ostentation des nouvelles églises qui fleurissaient à la faveur de la décomposition de l’empire ottoman. Comme lors des évènements de Suez, en 1956, quand, en réaction à l’agression de l’Egypte par les Anglo-Français, de nombreux bâtiments chrétiens furent attaqués. Néanmoins, à chaque fois, les deux communautés ont su dépasser le conflit.
Régulièrement, à Noël, le président de la République -obligatoirement musulman selon la Constitution-, se rend dans une église pour assister à la messe. Le grand mufti de Syrie en fait autant. De leur côté, tous les établissements tenus par les églises chrétiennes -écoles, hôpitaux, centres de formation…-, sont largement ouverts aux musulmans. En Syrie, jamais une Européenne ou chrétienne locale ne se fera traiter d’ »infidèle » par un passant parce qu’elle se promène en cheveux. Dans l’Irak voisin, il resterait aujourd’hui environ 600 000 chrétiens, dont les deux tiers sont membres de l’église chaldéenne. En 1980, ils étaient un million, et beaucoup regrettent le défunt régime baasiste, qui leur offrait une toute relative protection. Le récent exode, qui a conduit près de 300 000 d’entre eux -chassés par les attentats à répétition dont ils sont la cible, depuis 2003-, à trouver refuge en Syrie, n’est pas le premier de leur histoire, mais c’est sans doute le pire. dans un état de grâce néanmoins fragile.
La violence déchaînée, d’ailleurs en grande partie imputable aux scories des Assad risquerait donc de finir grande gagnante du bras de fer entre les insurgés et manifestants « et le feu grégeois de l’appareil affairo-militaire » qui tient encore Damas, pour le meilleur et surtout pour le pire…
J. D.