L'espace public et la publicité

Publié le 30 décembre 2011 par Fmariet

Patrick Boucheron, Nicolas Offenstadt et al., L'espace public au Moyen-Âge. Débats autour de Jürgen Habermas, Paris, PUF, 1991, 370 p., 28 €
Rappel à propos de L'espace public. C'est le titre d'un ouvrage de Jürgen Habermas qui jouera un rôle important dans l'élaboration d'une théorie des médias, ouvrage traitant de l'histoire de la communication et de la sphère du public (publicité / öffentlichkeit) :
  • Strukturwandel der Öffentlichkeit, Untersuchung zu einer Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft, suhrkampf taschenbuch, 1962, (Mit einem Vorwort zuNeuauflage 1990), 391 p.
  • L'Espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, Paris, 1992, traduction de Marc B. de Launay, 324 p.
"L'espace public", "die Öffentlichkeit" selon l'expression allemande, difficile à rendre en français. L'expression désigne en allemand le fait d'être public (öffentlich = adjectif, public ; die Öffentlichkeit = substantif formé sur public). Le fait de rendre public, la publicité, la "sphère publique" ? Comme souvent les mots nous égarent ou nous éclairent. L'allemand comme le français disposent de plusieurs termes pour désigner la "publicité" : réclame - annonce / Werbung renvoyant à la publicité commerciale, celle qui vend (laquelle en français a une connotation péjorative !) ; publicité / Veröffentlichung - Publizität désignant le fait d'être ou de devenir public.
Habermas voit dans la publicité comme sphère publique la capacité conquise par un public de critiquer, contester et contrebalancer les pouvoirs en place au nom de la raison. Rompant avec la féodalité, cette capacité se développe d'abord en Angleterre puis en Europe occidentale au XVIIIe siècle (elle fonde Les Lumières, l'Aufklärung) Elle se développe à partir des discussions dans les coffee-houses, les loges maçonniques, les clubs, les salons littéraires, pour atteindre le politico-économique (rôle des journaux londoniens, des affiches). La publicité, "catégorie de la société bourgeoise" selon le sous-titre de Habermas, établit la légitimité et la rationalité croissante des décisions politiques. Habermas estime que cette forme de publicité perd de son importance dans la société industrielle, la publicité devenant l'instrument de développement des marques commerciales. Habermas décrit cette situation où les médias de masse sont dévoyés comme "reféodalisation", retour en arrière. Dommage que ne soit pas examiné le rôle de la publicité commerciale dans la démocratisation du bien-être.
L'ouvrage collectif d'histoire que coordonnent et dirigent Patrick Boucheron et Nicolas Offenstadt reprend la notion d'espace public (publicité) élaborée par Habermas et en dégage la signification pour des époques antérieures au XVIIIe siècle, le Moyen-Âge, prinicpalement.
D'autres exemples sont mobilisés, ainsi celui de la cité grecque : Vincent Azoulay met en évidence "des lieux informels du politique" (marché, échoppes du barbier, foulons, cordonniers, par exemple) ; il souligne aussi le rôle des pratiques (culte, chasse, guerre, etc.) sous-estimé par Habermas qui s'en tient presque exclusivement au discours.
A propos de Venise, Claire Judde de Larivière évoque des lieux de l'espace public que seraient les gondoles publiques, les ponts (Rialto), tous lieux de passage et de discussion, de "cris et chuchotements".
Bénédicte Sère examine le problème sous l'angle de la disputatio,  discussion universitaire : s'il y a "usage public du raisonnement", il n'y a pas toutefois d'objectif d'émancipation.
Au total, 18 exemples sont approfondis, comme des cas, apportant unité et variété à ce travail, tant au plan géographique que politique, concernant les lieux, la ville et la Cour ainsi que diverses modalités de l'échange (délibération, controverse, conflit).Variété indispensable à l'établissement critique du concept et à sa vérification empirique.
Au terme de l'ouvrage, la notion d'espace public / publicité s'est enrichie de cette remarquable variation que valorisent, pour le bonheur de la lecture, les différences de raisonnements, d'écritures, de références. La thèse d'Habermas sort éclairée, aiguillonnée, décapée de ces multiples confrontations. L'histoire a bien fourni les "ressources d'intelligibilité" que promettaient Patrick Boucheron et Nicolas Offenstadt en introduction, ressources que nous pouvons avec profit importer dans la science des médias et de la publicité. Ouvrage brillant, stimulant, exigeant dont la rigueur et la méticulosité n'ennuient jamais. Pour des spécialistes de la publicité, praticiens, chercheurs, étudiants, cet ouvrage est capital. Pour deux raisons au moins.
  • D'abord, il remet en chantier la notion de média, de publicité et de communication, invitant à leur extension à leur unification (on en est encore à de telles bizarreries taxonomiques lorsqu'il s'agit de classer les médias). La notion d'espace public est plus pertinente, plus systématique que celle de média. Sans doute travaillons nous avec une définition restreinte et arbitraire des médias, de la communication et de la publicité (définition intéressée, imposée par les "grands médias"). Cf. l'opposition média / hors média.
  • Ensuite, allant dans ce sens, nous serons mieux préparés pour comprendre les transformations induites récemment dans la communication par les réseaux sociaux mais aussi par les médias numériques hors du foyer (DOOH), par les supports mobiles qui définissent de nouveaux espaces publics, peut-être en voie d'être mondialisés. La prise en compte de la conversation, de la rumeur, de la viralité, de l'influence, de la réputation, du mimétisme traduisent ce besoin d'extension, de rationalisation du champ de l'étude des médias et de la publicité. Sans compter l'omniprésence dans la pratique publicitaire de la place de marché. Pour une science des médias, de la communication et de la publicité, qu'est-ce que l'espace public aujourd'hui ? N'est-il qu'abrutissement et reféodalisation, comme semblait le penser Habermas ?