Un aérogare high-tech à la surface démesurée, un train futuriste qui vous expédie en ville à plus de 400 km/h, un métro ultramoderne à la propreté irréprochable, un enchevêtrement sans fin de tours de verre et d’acier, d’immenses périphériques urbains éclairés de néons bleutés, une foule disciplinée semblant obéir à de mystérieux mouvements collectifs mécanisés... Les toutes premières impressions, en débarquant à Shanghai, sont propres à dérouter le plus ouvert des voyageurs. Mes quelques pas hasardés, dès la sortie de l’avion, dans cette immense mégalopole, procurent l’étrange sensation de débarquer sur le plateau d’un film de science-fiction en plein tournage…
Car au choc brut de ces images initiales - qui me fait rapidement prendre le rythme démentiel de la ville - vient rapidement s’ajouter celui des mille et unes impulsions sensorielles sollicitant les sens de toutes parts : bruits de klaxons d’une circulation chaotique, coups de sifflets des policiers tentant de la réguler, avalanche de messages publicitaires (audio et vidéo), cascades d’idéogrammes scintillants (y compris le jour), regard «Big Brother» des publicités géantes recouvrant la façade des buildings, odeurs de viande bouillie mêlée à celle des échappements, réseau dense de fils électriques enchevêtrés, immeubles décrépis - parfois éventrés - supportant difficilement le poids de leurs balcons, constellation de climatiseurs accrochés aux façades comme des
Bienvenue à Shanghai, la ville qui accélère le temps.
On n’arrive pas à Shanghai. On y est projeté ! Dès ma sortie de l’avion, un train à «lévitation magnétique» fait office de seringue géante qui m'injecte immédiatement dans les veines bétonnées du dragon urbain. Pékin à son patrimoine historique, Hongkong son étrange fusion Orient/Occident, Shanghai semble avoir pour elle cette activité incessante et incontrôlable, cette impression de mouvement permanent, cette sensation que la moindre pause vous fait régresser. Quel rythme !
Mais où est donc passé la Chine de mon enfance ? Où se trouvent le Shanghai du Lotus Bleu, celui où l’Occident importait son Opium et ses «Années Folles» ? Où est ce «Paris de l’Orient », avec ses fumeries mystérieuses, ses pousse-pousse pressés, ses clubs et ses tripots enfumés ? Plus près de nous, où est cette Chine « rouge » avec ses nuées de cycliste en vestes bleues à col Mao, ses affiches de propagandes romantiques et ses grandes parades désuètes... ? Disparues, envolées, abolies, éclatées en mille et un morceaux d’une Chine perdue... Cet univers là n’existe plus ici. Ou presque. Pour le trouver, il va falloir aller le chercher très profondément, le déterrer longuement
Pourtant, je n'en suis étrangement que peu affecté, noyé comme les autres dans une marée urbaine qui, à bien l’observer, recèle de multiples contrastes qui échappent au premier abord. Selon qu’il s’élève ou s’abaisse, se porte sur la droite ou sur la gauche, mon regard passe vite de l’acier (des immeubles) au bambou (des échafaudage), du futuriste au vétuste, du luxe le plus tapageur
Le soir, en retrouvant enfin le chemin de l’hôtel puis en m’endormant, les néons et les mirages de la ville demeureront longtemps en persistance rétinienne.
Et ce matin, enfin reposé, la récompense : la Chine éternelle, sous forme de groupes effectuant leur Tai-chi matinal, de chinois solitaires faisant voler leur cerfs volant, de couples improvisés lancés ensemble dans un éventail de danses allant de la Valse au Tango...
Dans cette machine à dévorer le temps et l’espace qu’est Shanghai, tout n’a donc pas été définitivement englouti.
Et comme par magie, ce qui hier m’apparaissait comme déroutant devient subitement lisible, car digéré, pour n’en garder que les aspects radieux : le fait d’accepter de ne plus rien comprendre, de prendre comme un confort toutes ces manifestations d’inconnu, ces conversations que je ne saisis pas mais qui finissent par m’envoûter de leur piaillement mélodieux. L’esprit, libéré des mille et un messages parasites du quotidien, affranchi temporairement de ses anciennes responsabilités, s’ouvre alors sans crainte et vagabonde au fil des pas. Il fait gris ce matin et le monde m’appartient...
On peut partir en voyage avec les idées noires (tristesse de quitter les proches) et, au bout d’une nuit blanche, se sentir bien dans la gris d’une ville qui s’apprête à vous livrer ses secrets... Le voyage n’est peut être que le vieux film en Noir et Blanc d’une enfance perdue...
(Musique : "Souvenirs de Chine" - J.M. Jarre - L'ouverture)