Changer les mentalités par l'éducation à la paix

Par Alaindependant

Tout en défendant l'école publique, Pierre BOURDIEU, le sociologue français, n'a pas cessé de rappeler qu'elle remplissait une fonction conservatrice. De même, selon Noam CHOMSKY, linguiste et dissident américain de réputation mondiale, l'école reproduit l'ordre social et les rapports de domination dans la mesure où elle privilégie des principes qui sont les valeurs de la classe dominante, c'est-à-dire l'intelligence, la priorité à la langue écrite sur l'oral. On apprend à l'école à se comporter d'une certaine façon, obéissante et passive. Ceux qui ne se plient pas sont rejetés; si vous faites quelque chose qui contrevient aux règles du système, vous courez le risque d'être viré. Pourtant, 99% des intellectuels et des journalistes n'en sont absolument pas conscients. Ils ont intégré la culture ambiante et y vivent. Sans doute ces considérations chomskyennes valent-elles surtout sur la scène éducative nord-américaine. Mais oserait-on affirmer qu'il n'en est pas de même chez nous, en Belgique, en Europe? Même si, comme le fait Anne MORELLI, dans son livre "Principes élémentaires de propagande de guerre", on peut espérer que les mensonges d'hier engendrent davantage de doute et d'esprit critique.

Dans le même ordre d'idées, je m'en voudrais de ne pas signaler la parution récente d'un très bon numéro de "Etudes Marxistes" sur "la marchandisation scolaire" et l'enseignement en Europe. Ce numéro contient, entre autres, un manifeste pour un enseignement supérieur démocratique, gratuit, ouvert au peuple et à son service, et internationaliste. L'avenir de l'enseignement en général reste à écrire, mais ce numéro d' "Etudes Marxistes" a raison de montrer que les Etats sont en réalité de mèche avec les marchés et placent l'école et la formation au service des entreprises. Cette collusion Etat-économie de marché, qui semble bien être caractéristique des pays occidentaux, y compris des Etats-Unis, a comme conséquence la consolidation des profits pour les grandes entreprises et la socialisation des pertes au détriment des populations. Ce numéro d' "Etudes Marxistes" montre que l'esprit critique n'a pas disparu chez nous.

Le sujet que je souhaite développer quelque peu est "changer les mentalités par l'éducation à la paix". Cela me rappelle les paroles d'Einstein: "If you want peace, educate for peace". Ce qui caractérise le travail spécifiquement humain, c'est l'émergence d'un projet, la création d'un modèle qui devient la loi de l'action. Le réel n'est pas un donné, mais une tâche à accomplir.

Les mutations du XXe siècle exigent de repenser de manière radicale les problèmes de l'éducation, à la fois celui du contenu de l'enseignement et des structures du système de formation. Des réformes ont été proposées, tant en Belgique qu'en France, mais à aucun moment n'a été posé le problème fondamental: celui des finalités de la formation, qui pourtant pouvaient seules permettre d'en orienter à la fois le contenu et les structures. Ici aussi, le déterminisme l'a emporté sur la transcendance.

Le déterminisme éducatif, depuis des siècles, a consisté à faire de l'éducation une méthode de reproduction de l'ordre établi. Actuellement, les médias aidant, cela explique que bien des travailleurs s'adaptent au système social, s'y soumettent et obéissent.

Le système éducatif actuel exige, non plus telle ou telle réforme, mais une mutation radicale. Il ne peut plus avoir comme objet d' adapter l'homme au désordre mondial, mais, au contraire du déterminisme, de donner à l'homme les moyens de le transcender, d'inventer une conception nouvelle de l'homme, de la société, du monde. Nous y voilà: l'éducation ne peut plus être reflet, mais projet. En ces temps dangereux de guerres et d'éventuels conflits nucléaires, ce projet est urgent et doit être un projet de paix. En fait, à tous les niveaux, de l'apprentissage de la lecture à l'enseignement de la philosophie à l'université, la fonction première du système éducatif est d'intégrer l'individu au désordre établi, avec l'avoir et le pouvoir d'un côté, et de l'autre, l'acceptation résignée de "c'est ainsi, il faut s'y adapter, c'est-à-dire s'y soumettre".

Comment en sortir? Comment construire la paix, ou, en tout cas, la préparer?

Le système où nous sommes, qui a comme axiome dominant, l'argent, ne durera pas éternellement. Nous ignorons la façon dont il finira : elle pourrait être terrifiante. Il convient pourtant de préparer ce qui prendra le relais. Cette préparation est d'ailleurs déjà en route : grâce aux ONG, aux réunions, aux recherches, le changement a commencé. Ce qui manque, c'est peut-être l'unité de ces efforts dispersés, la vue d'ensemble. Même si l'on court le risque de l'échec, de la déception, il faut les dépasser et accepter l'épreuve de la désillusion. Sans cependant s'y résigner: dans ce travail se trouve véritablement la demeure de l'homme.

La fin des guerres, la fin de l'esprit guerrier - c'est-à-dire conquérir, tuer, dominer, asservir, exploiter - ne signifie pas la fin des combats. Il faut continuer à se battre et donc être les plus forts. Mais la force dont nous avons besoin ne s'appuie pas sur les armes, y compris les armes de l'argent. Ce doit être une force d'humanité, beaucoup plus grande que celle des amateurs de guerre.

Ce combat contre les pouvoirs et les intérêts en place est difficile et sera sans doute de longue haleine. Il nous attirera la haine de ces milieux-là. Mais, même à long terme, cette action, jusque dans ses échecs, suffit à justifier l'existence.

Résister donc, et en particulier résister culturellement à la machine techno-économique. Le Monde Diplomatique de ce mois-ci, sous la signature de Roger LESGARD, ancien président de la Ligue de l'enseignement à Paris, m'inspire quelques considérations supplémentaires : c'est par là que je terminerai. Cette machine techno-économique est censée représenter l'efficacité, la performance, la logique financière et consumériste. Elle tend à tout absorber, même la culture, c'est une machine vorace qui déborde les domaines de l'économique et du technique, et repose, tout autant que le système éducatif et sans doute, en partie, à cause de lui, sur le conformisme et la docilité des hommes, sur la réduction d'une société inégalitaire en un simple agrégat d'individus. Elle exerce son action par l'entremise des technologies de l'information et de la communication - de la télévision à Internet - qui sont censées préparer une société de l'accès au savoir, de la transparence et de la démocratie.

Devant cette invasion, il faut redonner à la culture et à ses dimensions un contenu vigoureux. Dans le cadre de cet article et par souci de brièveté, je ne retiendrai que deux de ces dimensions, qui ont un rapport direct avec le travail de notre groupe (B1).

  1. l'apprentissage et l'exercice de la pensée critique, pour lesquels l'importance de l'enseignement est indéniable. C'est là, entre autres, que s'acquièrent et s'échangent les savoirs, que se recherche la vérité et que se prépare la création artistique.

  2. le rapport à l'autre, au différent, construction permanente de soi, par et avec l'autre, mais aussi face à cet autre.

Cette deuxième dimension serait de prendre la culture comme facteur de rapprochement, compréhensif et solidaire, entre les êtres humains, contre le repli ethnique, le repli sur soi, le rejet de l'autre et de sa culture au lieu d'établir un dialogue des cultures, contre aussi la ségrégation sociale, la discrimination, le racisme.

Résister à la machine techno-économique se fera par notre capacité, préparée par un système éducatif amélioré, à nous ouvrir à l'autre, à le reconnaître comme une part de nous-même. En d'autres termes, à répondre aussi positivement que possible à la question que posait le philosophe français CASTORIADIS: "Un homme et une société peuvent-ils se construire sans s'opposer à l'Autre, sans le rejeter et sans finalement le haïr?" Une réponse positive à cette question est créatrice de paix personnelle et de paix mondiale.

Edgar ANDRE
01.12.2000


Quelques définitions:

  • Déterminisme: doctrine philosophique suivant laquelle tous les événements, et en particulier les actions humaines, sont liés et déterminés par la chaîne des événements antérieurs.

  • Positivisme (cf Auguste COMTE): doctrine qui se réclame de la seule connaissance des faits, de l'expérience scientifique.

  • Symbole: ce qui représente autre chose en vertu d'une correspondance analogique (exemple: la colombe, symbole de la paix).