Au départ
peut-être on se dit : les œuvres demandent d’arrêter le temps, demandent
que l’on repose en elle pour que leur souvenir agisse au contacte du monde. On
voudrait quelque part que ce soit une forme de résistance à la coulée du monde
avec comme images les contemplateurs de Friedrich face au chaos, à l’immensité,
immobiles. Alors courir les expositions à la poursuite du nombre c’est pousser
la curiosité à un extrême paradoxal, jusqu’à l’absurde. C’est s’empêcher
d’apprécier pour la performance, c’est se noyer, se saouler de noms et
d’images. Noyer la chose dans le mouvement. C’est encore
user de l’art comme d’un objet de consommation courante, comme certains se
montrent adicts au Coca-cola, aux jeux vidéos ou aux séries télé. On se
révoltera de cette transgression, de l’incongruité. On pourra réagir aux
décomptes : « tant d’expositions vues ce mois-ci, soit une moyenne de
tant d’expositions par jour », ressentir l’écoeurement du nombre, le
vertige que ça laisse là où on aurait envisagé les œuvres comme des repères
privilégiés, sélectionnés dans le tumulte des signes. L’art n’est pas affaire
de quantité ! Viendrait-il à un amateur de chocolat d’ingurgiter toutes
les boites qui passent à sa portée ? Alors on regarde les graphiques, on
suit les dérives géographiques, les archives vertigineuses et les piles de
communiqués de presse comme des formes désespérées, absurdes et veines.
Absurdes et fascinantes, désespérées et belles, singulières. Le geste prend
tournure. Nous reviennent les images de Friedrich, non pas pour leurs
silhouettes immobiles cette fois, mais pour le sublime auquel celles-ci sont
confrontées : ce sentiment d’être face à quelque chose qui nous dépasse,
nous terrifie et nous subjugue, nous ramène à notre échelle en nous faisant
toucher du doigt l’invraisemblablement immense. On pense à l’affrontement de
l’homme, toujours, face à ce qui le questionne et le dépasse, à tous les élans
amoureux. Oui, quelque part, Joel Riff nous apparaît face à une entreprise
démesurée, insensée : celle de visiter chaque exposition qui se fait,
inlassablement, continuellement, à Paris d’abord, puis en province depuis
quelques années et quelque fois en dehors des frontières nationales. Héro
kafkaien en son terrier, Sisyphe acharné à une compilation impossible, il incarne bientôt une forme d’élan naïf, irrésolu et poétique,
consciencieux aussi, à la poursuite de
quelque chose qui lui échappe. Défi à la mesure, au raisonnable à l’ordinaire
aussi. La démarche s’avère extrêmement riche, vertigineuse dans ce qu’elle
engage : on pourrait l’envisager comme critique vis à vis de l’art et du
statut particulier qu’il voudrait se donner en dehors des objets triviaux de
consommations courante. La mise en évidence que l’art connaît aujourd’hui une
production massive, une diffusion inouïe, est sujet à la médiatisation comme à
la consommation massive. On pourrait y voir une manifestation pathologique,
parce que poussée à l’extrême, d’une simple et insatiable curiosité, d’un
appétit infatigable (imaginez le fourmilier tombé dans la fourmilière), d’une
boulimie. Une de ces folies de collectionneurs. Un de ces désirs anciens de cerner le monde par les recensements des parties qui le composent et qui impose de le parcourir inlassablement. Et en cette singularité là, le
geste en deviendrait digne d’intérêt, comme le sont toutes les grandes
monomanies. On pourrait s’y attarder pour les formes que peuvent générer ces
visites, ces déplacements, ces analyses et archives, comme Claude Closky
nourrissant sa pratique des formes générées sans à priori aucune intention
esthétique par le monde de l’entreprise, comme Bernard Venet revendiquant la
beauté des chiffres et des équations les plus arides. Beaucoup nous ont appris
à considérer la beauté des archives, jusqu’à Borges imaginant une carte à
l’échelle identique du territoire qu’elle s’entend cartographier, la beauté
vertigineuses des images que ça convoque. Mais ce geste est aussi celui d’une performance :
aller d’une ville à l’autre et dessiner une carte sensible, une carte des
expositions dans l’espace et dans le temps, se dire que oui c’est possible
d’être le matin à Marseille à la friche
de la belle de mai et l’après midi à Lille à visiter le tri postal puis les collections du Lam en passant par la piscine
à Roubaix ou la programmation vidéo de l’espace
croisé à Tourcoing, revenir à Paris en mettant à profit les trajets en
train. Le vouloir. L’oeuve, si nous considérons qu’il y a bien œuvre, se
déploie jusqu’à englober le quotidien, jusqu’à en dicter les déplacements
jusqu’à faire du train lui même un outil, un atelier. Elle suscite des
rencontres, incite toute sorte de collaborations, déplace sans cesse son centre. Dépassant aussi le simple
fabrication d’objets, prenant les formes existantes pour matière même, en
faisant le prétexte d’une forme de vie, un sujet déterminant, conducteur, Joël
Riff rejoint singulièrement les préoccupations de tous ces artistes qui
projetaient de confondre l’art et la vie en une véritable expérience de vivre. Oui,
on pourrait douter qu’il s’agisse ici d’art, peut-être faudrait-il inventer un
nouveau nom, ou est-ce que simplement il s’agisse de naviguer à travers les
domaines et les espaces définis, y appuyer la rame, dessiner quelques
tourbillons dans l’onde et aller ? 24 février 2008, de passage sur Lyon. Photo : J. Riff. ici, la vertigineuse liste du curieux.