Lecture.

Par Ananda

Louis Savary : « TANT QU’A DIRE », éd. Les Presses Littéraires, 2011.

Ici, l’auteur ne tourne pas autour du pot, mais autour du mot.

Et les mots, pour lui, représentent beaucoup de choses : une matière vivante dont le poète s’escrime sans cesse à chercher l’au-delà (n’est-il pas vrai que « c’est dans la peau / des mots / que la poésie / s’incarne » ?), un besoin, un plaisir presque d’ordre physique, un étonnant mystère (« exprimant des choses / qui ne veulent rien dire / les mots soulèvent des questions / que vous n’imagines même pas / vous poser »), un masque très certainement (« mettez le mot à nu / il cache encore / quelque chose »), des tuteurs de la pensée et de l’émotion qui ont pour salutaire effet de remettre l’esprit en ordre, un extraordinaire pouvoir de détournement donc de séduction dont il faut d’autant plus se méfier que l’on subit leur magnétisme, une liberté qui leur vient de leur côté incontrôlable (« entre les mots / que nous séquestrons / et les mots qui nous échappent / que reste-t-il »), une obscénité lorsqu’ils se trouvent mis en regard de « la discrétion / du non-dit » dont l’auteur a également le culte, une clarté qui, ayant « vocation / de « pénétrer » la chair du réel, fouit dans sa substance opaque pour lui chercher sens, pour lui donner sens, une limite , voir une trahison doublée d’une impuissance (« les plus fous d’entre nous / empileront tous les mots du monde / sans pour autant / atteindre Dieu »), une consolation et, éventuellement, un rempart contre la violence (« les mots se terrent / les poètes se taisent / l’orage gronde »)…

Oui, tout cela, car l’aphoriste Louis Savary est, on le sent d’un bout à l’autre de cet ouvrage, un homme à mots, un homme de mots. Ne proclame-t-il pas, au détour d’une page, que les mots le « charpentent, le gainent » et l’ « articulent » ?

Pour autant, il fait de cette « matière première » que sont, pour lui comme pour tout(e) homme/femme de plume, les mots un objet de questionnement aigu : quelle est leur nature ? Et leur rôle ? Que penser de leur ambivalence ? Faut-il croire en leur réel relief ?

Si les mots hantent Louis Savary, c’est parce qu’ils sont capables de tout…de tout et, bien sûr, de son contraire. Un peu à la manière des Hommes. Crées par les Hommes, ils ont aussi appris à leur glisser entre les mains pour mener – pour le meilleur et/ou pour le pire – leur propre vie, selon leur(s) logique(s) propre(s).

Ils nous débordent  parfois comme la crue d’un fleuve en cas de vaine logorrhée (« toute une vie / à se gargariser de mots / sans avoir réussi / à s’éclaircir les idées »). Mais, quelque soit le cas de figure, nous les précédons, ou nous les suivons. Le travail de l’homme/femme de lettres  est autant un plaisir qu’une bataille.

« A quoi riment les mots », telle est, ici, l’interrogation essentielle.

D’où, par exemple, le constat : « tant de mots se sont dits / qui n’ont servi à rien / si peu / qui ont changé le monde ».

Mine de rien, cette question de l’utilité réelle des mots, de leur éventuelle vanité débouche sur une autre, encore plus fondamentale : quid de l’Homme lui-même ? Quid de l’être qui utilise les mots-janus  tout à la fois dans un but de désignation et dans un but de dissimulation ?

Ces aphorismes nous émerveillent par la profondeur de leur humour, de leur fulgurance et de leur maîtrise du raccourci poétique : ils pétillent, font des étincèles…mais restent sobres, en vrais virtuoses. Leur légèreté apparente n’a d’égal que l’affleurement subtil de ce qui, en définitive, apparaît comme de la gravité.

Pour Louis Savary, l’insurgé, l’humaniste, les mots sont de drôles d’êtres vivants (dotés d’une « peau ») qu’il faut revivifier, un peu comme on revivifierait des plantes. Parce qu’on les « aime à la folie ». Parce qu’aussi, ils sont potentiellement aptes à « réveiller le monde ». Parce que la Vie est dans les mots, pourvu qu’on « creuse » ces derniers jusqu’ « à la racine ».

En somme, on pourrait presque « dire » que ce livre est un acte de foi.

P.L