Le livre de vie d’Annie Ernaux

Publié le 16 janvier 2012 par Les Lettres Françaises

Le livre de vie d’Annie Ernaux

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Il faut le dire d’emblée, Écrire la vie, un titre à la fois juste et superbe, est un nouveau livre d’Annie Ernaux. Une œuvre originale et non pas la compilation de textes anciens, comme pourrait le laisser croire le fait qu’elle est éditée dans la précieuse collection «Quarto » de Gallimard qui, d’ordinaire, regroupe un ensemble d’ouvrages et de documents déjà parus de l’auteur choisi. Avec Écrire la vie, un titre emprunté à un séminaire d’Antoine Compagnon au Collège de France auquel elle fut conviée à participer, Annie Ernaux joue cartes sur table. Elle s’affirme, encore et toujours, dans l’écriture qui, dit-elle, est « un présent et un futur, non un passé ». Paradoxe si l’on considère de manière quelque peu superficielle la matière même de ses livres, et si l’on s’attarde sur le geste inaugural de ce livre : une série de photos familiales qu’accompagnent des extraits de son journal. Extraits qui sont tout sauf des « illustrations » d’images, et encore moins des commentaires ou des explications. La convergence, le mixage entre les photos (essentiellement d’enfance et de jeunesse) et la parole intime sont tout simplement superbes. La centaine de pages ainsi éditée dit tout le projet d’écriture de l’auteur, dit tout le projet du volume publié. Un projet entièrement dédié à l’écriture : « Je n’aime qu’écrire parce que c’est retenir la vie », alors qu’un peu plus tôt elle vient d’avouer que « ce que je désire est impossible : c’est revivre les choses ». Annie Ernaux ne revit pas les choses, elle les vit, une nouvelle fois, autrement, dans un geste de création inouï. Écrire la vie reprend, à très peu d’exceptions près, les livres anciens qu’elle a déjà publiés, mais réunis non pas dans l’ordre de leur écriture et de leur publication, mais dans celui de sa biographie, dans « l’ordre du temps de la vie ». Du coup, la logique stylistique de son écriture n’est plus rectiligne, mais sinusoïdale, et même parfois tout en ruptures. Cela donne des choses étonnantes et fortes. Ainsi à la centaine de pages d’ouverture déjà évoquée, succèdent brusquement les propos lapidaires dans leur brièveté et leur concision des Armoires vides, paru en 1974. Choc d’une écriture qui, pour un peu, renverrait presque à la rythmique, la scansion d’un Céline, points de suspension en moins ! Le ton est ainsi donné qui saura bientôt prendre un autre tempo jusqu’à ce qu’apparaissent, en 2008, les Années, véritable chronique de son (de notre ?) temps qui clôt le présent volume. Et comme pour coudre l’ensemble, Annie Ernaux a inséré entre ses ouvrages d’autres textes écrits dans des périodiques divers, sur Cesare Pavese, qu’elle admire entre tous, sur Littérature et Politique, Images, questions d’URSS, sur la mort de Pierre Bourdieu (le Chagrin)…

Si l’écriture est chevillée au corps d’Annie Ernaux, entendons-nous, c’est une écriture du corps qui vit, souffre, sue et jouit qu’elle trace et nous transmet, et l’on peut être surpris de découvrir à quel point cette question du corps sexué est présente dans l’ensemble des pages d’Écrire la vie. C’est, comme elle l’avoue dans son journal intime (daté de janvier 1989), qu’elle n’est « pas culturelle: il n’y a qu’une chose qui compte pour moi, saisir la vie, le temps, comprendre et jouir ». À ce compte, et à ce compte seulement, elle rejoint le propos de Proust dans sa Recherche du temps perdu, qu’elle ne cesse de citer, tout en ayant les yeux grands ouverts sur le monde tel qu’il va plus ou moins bien.

Jean-Pierre Han

Écrire la vie, d’Annie Ernaux, Gallimard (« Quarto »). 1088 pages, 25 euros.