Hugues Le Bret, La semaine où Jérôme Kerviel…

Par Argoul

Rappelez-vous, c’était un 20 janvier, il y a quatre ans. Un contrôle de l’Inspection générale venait de tirer un fil d’une gigantesque pelote de fraudes, soigneusement dissimulées par un trader : l’ado attardé Jérôme Kerviel, 33 ans, qui jouait avec les milliards d’euros virtuel comme à un jeu vidéo. Un vague air de Tom Cruise, sans enrichissement personnel, il apparaissait comme le Robin des bois de la finance, on se demande bien pourquoi puisqu’il n’a rien redistribué de ses gains virtuels. A l’inverse, il a failli faire capoter sa banque et ses 160 000 salariés, saper toute confiance dans le système financier, voire initier un krach mondial de la finance par effet domino. Ne croyez pas que j’exagère : c’est exactement ce qui s’est produit huit mois plus tard avec la faillite de Lehman Brothers aux États-Unis, par la faute des politiques.

Hugues Le Bret est journaliste d’origine. Directeur de la communication de la Société générale auprès du P.D-G Daniel Bouton, il a vécu de l’intérieur, minute par minute, la crise. Il a écrit au fil de l’eau, parce qu’écrire c’est fixer ses idées, recouvrer un peu de rationnel dans le stress émotionnel ambiant. Son récit se lit comme un thriller, ce qui n’est pas son moindre mérite. Même s’il faut relativiser : ce qu’il dit n’est pas LA vérité mais SA vérité, fondée sur ce qu’on a bien voulu lui dire. Mais, pour bien connaître le milieu financier et avoir vu plusieurs fois Daniel Bouton en face à face, ce que révèle Hugues Le Bret de l’ambiance général est assez réaliste.

Il y a eu tout d’abord le choc du jamais vu, puis l’écheveau des pistes à remonter une à une pour comprendre, puis la communication à gérer auprès des Autorités des marchés financiers, des actionnaires, des clients, des salariés de la banque, enfin des politiques. Et les tentatives de déstabilisation d’une banque à genoux de la part de son concurrent direct, qui avait déjà tenté une OPA et avait échoué : la BNP. Rien n’a manqué à ce feuilleton pire que Dallas : le mépris des gros clients aux guichets, la fuite des actionnaires gérants internationaux, la communication au millimètre des parrains de la finance parisienne, les scoops émotionnels des journalistes, le populisme de l’Élysée – au plus bas dans les sondages ! La gauche n’était pas en reste, qui prenait systématiquement le contrepied du président Sarkozy pour défendre le contraire, oubliant l’intérêt général.

Car il s’agissait de la survie d’une banque française, de la confiance nécessaire dans le seul système qui irrigue toute l’économie : le financier. Jouer avec le feu est à la portée de n’importe quel histrion qui veut se faire mousser à bon compte « contre » le capitalisme, la finance, les bonus, la spéculation, etc. Sans jamais prévoir les conséquences. Le microcosme étroitement parisien des politiciens, des gros banquiers, des journalistes en vue, des communicants, des parrains apparaît comme mu par de purs intérêts égoïstes… Hugues Le Bret met tous ces acteurs magnifiquement en scène, ce qui est l’autre mérite de son livre : la mécanique des lobbies sans théorie du complot. Il ne cache rien de l’arrogance méritocratique de son patron Daniel Bouton, petit-fils d’un garde-barrière SNCF et arrivé par l’école jusqu’à l’ENA et Polytechnique. Rien de ses rémunérations, qu’il méritait sans doute, mais qui apparaissaient mal venues dans la tempête. Reste que la présidence Daniel Bouton a multiplié par trois la taille et le bénéfice de sa banque durant dix ans et que cela n’est pas rien. Il a fait de la Société générale une banque mondiale, fleuron de l’industrie française des services, rendons-lui au moins cela.

Quand à Kerviel Jérôme, il voulait certes être reconnu au lieu d’être méprisé par la caste des grandes écoles du trading, mais il n’a rien d’un héros. C’est un fraudeur enferré dans ses positions à terme, drogué aux prises de risques pour se refaire, sans aucun souci des conséquences. Prendre des options jusqu’à 50 milliards dans un marché très risqué, fallait-il s’aveugler jusqu’à l’inconscience ! Ou plutôt être fasciné comme un ado immature par l’adrénaline du risque, sans aucune conscience que le virtuel des milliards pouvait un jour se transformer en réel…

La perte due à sa faute est de 4.9 milliards d’euros, même si ce n’est pas lui qui a débouclé l’opération. Mais fallait-il attendre, au risque du pire ? Retenons surtout que Kerviel n’a eu au final aucun mot d’excuse pour ses collègues qui ont failli sauter avec lui, ni pour les clients, ni pour l’entreprise… Il n’a rien d’un adulte, Kerviel, mais tout du shooté au jeu vidéo, arriviste sans scrupules, un parfait produit des formations scolaires et du système contemporain. « Un gamin x inconsistance x soif de reconnaissance x cupidité x environnement de travail glouton x ancien contrôleur = risque systémique » p.208. Le jeune trader a perdu le sens des réalités, mais sa hiérarchie l’a laissé sans vrai contrôle dès lors que « les chiffres » étaient passés au crible par l’administratif. D’autant qu’en salle de trading règne une ambiance de concurrence sauvage où chacun est encouragé à prendre des risques.

Le système a dérapé et Kerviel n’a fait qu’allumer une mèche, tandis que Bouton servait de bouc émissaire commode à un chef d’État en perte de vitesse accélérée, attisé par l’avidité des parrains du capitalisme français. Un beau cocktail toujours en place, toujours à la manœuvre.

« C’est seulement ma vérité, celle d’un homme de communication placé par le hasard dans le cockpit d’une grande banque confrontée à la plus vaste fraude de l’histoire de la finance » p.331. Cette vérité, même reconstituée à la manière de Proust, ce que peuvent lui reprocher les “journalistes” qui n’ont évidemment jamais enquêté sur les traders avant la crise, jamais rien vu venir… peut aider à comprendre la prochaine crise, celle qui peut surgir à tout moment parce que les matheux délirent, que l’avidité commande, que les contrôles ont toujours du retard et que les politiques jouent pour se faire mousser.

Les banques devraient revoir leur business model moins en faveur des marchés financiers et plus dans leur rôle d’intermédiation, je ne cesse de le dire… Je ne suis pas le seul et ce qu’affirme le 30 novembre dernier à l’école des Mines Jean-Pierre Mustier, ex-patron de Kerviel, fait froid dans le dos. « La responsabilité de la catastrophe incombe d’abord aux États, qui se sont surendettés et ont manqué totalement de discipline. Puis ensuite aux régulateurs, qui prennent de mauvaises décisions et ne font qu’aggraver la situation. Et aussi, aux banques, [qui] ont dégagé des taux de rentabilité trop importants ». C’est bien tout un système interconnecté qui est en cause. Kerviel est le gamin qui montre que le roi est nu.

Hugues Le Bret révèle en passant quelques « trucs » de la com’, qui aident le lecteur naïf à voir plus clair dans ce que dit la presse ou l’Élysée, ou le concurrent. Ainsi sur le nombre de lettres à envoyer au ministre pour qu’il prenne l’opinion en compte (p.235), la cynique manipulation des sondages dont on oriente la question pour recevoir la « bonne » réponse (p.250) ou l’activation minutieuse des rumeurs via les réseaux par les parrains (p.260). Rien de tel pour mieux comprendre l’affairisme incestueux entre finance et politique. Ce pourquoi la France est au 25ème rang de la liste des pays corrompus dans le monde.

Depuis la crise, Daniel Bouton a démissionné de ses fonctions de président de la Société Générale en avril 2009.

Hugues Le Bret a lui aussi quitté la banque, puis Boursorama une semaine avant la sortie de son livre : il réglait trop de comptes. Il a fondé une société de conseil sur la gestion de crise, Achèle, et donne un cours en master de communication à Sciences po.

Jérôme Kerviel a été condamné par la justice à cinq ans de prison, dont trois ferme pour “abus de confiance”, “faux et usage de faux” et “introduction frauduleuse de données dans un système informatique”.

Quant à la Société générale, rappelle Le Monde du 7 octobre 2010, elle « a déjà été condamnée, lourdement, par la Commission bancaire pour les défaillances dans ses systèmes de contrôle. Surtout, sa réputation a souffert, notamment à l’étranger, alors qu’elle était, avant l’affaire Kerviel, la seule banque française à concurrencer ses rivales anglo-saxonnes dans les activités de marché. Enfin, toute la ligne hiérarchique du trader a quitté l’établissement, jusqu’à son président, Daniel Bouton, poussé dehors, il est vrai, sous le harcèlement permanent de l’Élysée. Le tribunal correctionnel de Paris, comme avant lui les juges d’instruction Renaud Van Ruymbeke et Françoise Desset – peu suspects de sympathie pour les banquiers -, s’est contenté de dire le droit, alors même que beaucoup auraient voulu transformer l’affaire Kerviel en procès de la ‘finance folle’ et des bonus à gogo. »

Un livre très utile pour pénétrer les arcanes confidentielle de la finance réelle, qu’il est bon de lire à froid pour raisonner plus juste lors de la prochaine crise.

Hugues Le Bret, La semaine où Jérôme Kerviel a faille faire sauter le système financier mondial – Journal intime d’un banquier, 2010, éditions Les Arènes, 337 pages, €18.81 

Une vidéo sur l’affaire Kerviel et les traders.

L’auteur de cette note, Alain Sueur, trente ans gérant de SICAV puis stratège boursier dans les banques française et en Suisse, a écrit Les outils de la stratégie boursière (2007) et Gestion de fortune (2009).