On y était : Festival Nuit d’Hiver #9 à Marseille du 8 au 21 décembre

Publié le 21 janvier 2012 par Hartzine

Samedi 17 décembre, 16h. Je suis assis au troisième rang de l’auditorium de l’imposante bibliothèque de l’Alcazar de Marseille quand Jean-Marc Montera, musicien d’avant-garde et président du Groupe de Recherche et d’Improvisation Musicales (GRIM) depuis quelques lustres, présente Matthieu Saladin, docteur en Esthétique et spécialiste des musiques expérimentales. Mon regard scrute le vide, l’afflux sanguin me cogne subrepticement les tempes. Lorsque ce dernier prend la parole – abordant liminairement son ouvrage Esthétique de l’improvisation libre, bientôt disponible aux Presses du Réel, dont la conférence qui s’ensuit tire sa substantifique moelle – les réminiscences idylliques de la veille brident mon attention à la lisière de ce propos introductivement théorique. Décibels contre néologismes, difficile de continuer sans m’expliquer. Flashback.

Fraîchement revenu et déçu des Trans Musicales de Rennes (lire), vouant celles-ci aux gémonies mercantiles, je me radine la veille en terre phocéenne dans le cadre du singulier festival Nuit d’Hiver (lire). Entièrement à l’initiative du GRIM depuis neuf ans et vagabondant de lieu en lieu par la force des choses - Montévidéo n’étant plus en mesure d’accueillir de manifestation publique du fait d’importantes et d’obligatoires mises aux normes (lire et signer la lettre de soutien) - celui-ci ouvrait ses portes dès le 8 du mois avec les Japonaises de Nisennenmondai. De quoi jeter solidement les bases d’une quinzaine pluri-disciplinaire, de traverse, accueillant de bout en bout les pièces filmiques du vidéaste Arnaud Maguet - souvent embringué dans les pérégrinations soniques d’Hifiklub et de facto de R. Steevie Moore (lire) – tout en étant susceptible d’entremêler quasi-simultanément la prosodie pop acoustique d’Oh! Tiger Mountain - régional de l’étape et proche de Kid Francescoli et Johnny Hawaii -, à une performance au violoncelle d’Emmanuel Cremer doublée d’une exposition picturale de Karin Weeder, plasticienne hollandaise. Une gageure, nichée non loin de ces accointances et « connexions improbables » explicitement recherchées.

Une fois n’est pas coutume, le train me permet d’être un peu plus qu’à l’heure pour m’acclimater aux charmes DIY d’une Embobineuse portant aussi bien son nom que n’est accueillante son équipe, érigeant ce lieu autogéré tel un phare dans la nuit noire de l’activisme culturel marseillais. Iconographie militante, programmation radicale – dont les inénarrables soirées/festivals Art et Terrorisme - le lieu est un véritable musé de l’improbable où la curiosité navigue sans entrave, d’un amas de poupées dénudées et inquiétantes aux « vomitives » sérigraphies du Dernier Cri. Idéal donc pour une nuit placée sous le signe du label Not Not Fun. Fondée en 2003 à Los Angeles, la micro-structure privilégie initialement de jeunes artistes locaux revisitant certains courants exigeants – drone, psychédélisme, noise, musiques tribales – à l’aune d’une culture pop assumée. Parmi ceux-ci, on distingue Pocahaunted, Eternal TapestrySun Araw ou les Raccoo-oo-oon de Shawn Reed, désormais prestidigitateur au sein de Night People, label à la gémellité saisissante. Lorgnant dès à présent du côté de l’hexagone – avec le triumvirat High WolfHoly StraysCankun notamment – Not Not Fun fascine et attire un public averti – mais présent -, l’Embob’ se mouvant alors en adéquate caisse de résonance pour ces volutes psyché à la temporalité dilatée.

Cyd Jolly Roger, paisible quintette montpelliérain aux compositions subtiles et distendues, n’invite pas l’auditoire à pénétrer son récent disque autoproduit Crepuscular. Non, les jeunes gens tournent une page de quatre ans, matérialisée par ce dernier, et délivrent un set non encore éprouvé à la scène. Le clavier se fait plus présent, la basse coule telle une horloge de Dali quand les deux guitares s’évadent de notes cristallines en harmoniques soudaines. Je pense sans trop savoir pourquoi à Matt Mondanile et à ses projets concomitants, Ducktails et Real Estate, tandis que le futur discographique de Cyd Jolly Roger s’ébauche via la petite entreprise locale qui marche, Microphone Recordings. Non loin d’un babyfoot réglementaire, le bar ulule d’un boniment gentiment détrempé de houblon. C’est dans cette ambiance feutrée que le projet de l’intarissable Vincent Caylet s’insinue en plein cœur de nos songes de Nuit d’Hiver. Autrefois croisé sous le patronyme d’Archers By The Sea, et un LP sur La Station Radar, Cankun irrigue son set – parfois un peu brouillon – de ses deux récentes sorties aux circonvolutions psyché-folk contemplatives, Ethiopian Dreams (Hands in the Dark, lire) et Jaguar Dance (Not Not Fun). Et si un perceptible flottement dans l’exécution de ses ballades oniriques empêche de se perdre consciencieusement dans leurs méandres bourdonnants, l’assistance est malgré elle mise en condition pour un dialogue avec l’intime et l’itinérance, celui auquel nous convie High Wolf. Aussi prolifique discographiquement que discret et précautionneux sur scène – ses pédales sont harmonieusement disposées, tout comme le sont ses chaussures, soigneusement rangées – le Breton, qui fit un bout de chemin en compagnie de Neil Campbell (Astral Social Club) et de Brian Pyle (Starving WeirdosEnsemble Economique), embarque nos oreilles et nos rétines aux confluences de divagations corporelles et spirituelles. Les boucles de guitares créées influent progressivement le rythme de nos palpitations cardiaques quand les drones de synthétiseurs dessinent l’idoine voie lactée propice à la méditation. Le balai incessant d’images projetées – patchwork vidéo puisant avidement dans le documentalisme africain et indien – fait plus qu’occuper l’attention, cimentant l’expérience sonore et visuelle dans le creuset d’une transcendance spirituelle. Hypnotisé, rasséréné, l’auditoire se disperse peu à peu, tandis que les promesses de notre nuit s’entichent d’une nouvelle perspective, sensiblement plus éthyle. Non loin du Vieux Port, l’Unic, ses bières et son babyfoot noctambule.

Le « collectif itinérant« , le « collectif comme partenaire de jeu » et le « collectif comme formation ad hoc« , voilà les trois typologies que nous soumet Matthieu Saladin pour nous permettre de modéliser la pensée du collectif dans l’improvisation libre, et ce avec trois formations à l’appui : MEV (Musica Elettronica Viva), AMM et les Company Weeks de Derek Bailey. De théorique, le propos se fait historique, mordant, passionnant. Samedi 17 décembre, 16h donc. Mon mal de crâne lancinant se dissipe à mesure que le fluet conférencier pose la trame de sa thèse, les pensées du collectif dans l’improvisation libre trouvant un écho d’autant plus circonstancié que l’époque actuelle est celle d’un individualisme jusqu’au-boutiste. Les langues se délient et, malgré un crochet par La Compagnie où se déroule, à l’occasion de la clôture de l’exposition Quasi una Fantasia, une diffusion sonore de Jean-Paul Ponthot, les débats se poursuivent jusque dans les canapés défoncés de l’Embobineuse. Le temps à Marseille passe vite, surtout lorsque le GRIM est à la baguette : Fall of Saigon ouvre une nouvelle salve de concerts. Trio new wave éphémère créé au tout début des années quatre-vingt autour d’une voix (Florence Berthon), d’un clavier (Pascal Comelade) et d’une guitare minimaliste (Thierry Den), le groupe se reforme ce soir sans Pascal Comelade, excusé de dernière minute. Si l’on perçoit les structures inventives et décharnées qui contribuèrent à leur légende – en plus d’un seul quarante-cinq tour au tirage famélique – impossible de ne voir là autre chose qu’un pari entre amis, plus ou moins réussi. Tu sais, dans trente ans… Peu m’importe, je suis sans doute trop jeune et de bien trop mauvaise foi pour m’en préoccuper, préférant applaudir la paire JM.Montera/High Wolf dans une partie de bab’ âprement disputée.

L’allemande Allroh - née à Rostock et désormais citoyenne berlinoise – s’empare très vite de l’espace vacant, précédée d’une réputation qui, elle, ne s’invente pas. Si son disque Hag Dec (2009, Graumann Records), enregistré par Steve Albini, ne démériterait aucunement dans la discographie d’un manipulateur de manche tel que Thurston Moore, le mystère reste entier quant à ce qui motiva son choix de venir en voiture de Berlin le jour même du concert et d’en repartir aussitôt celui-ci terminé. La sécurité de ses amplis, me glisse-t-on. Certes, il est aisé de deviner cette relation particulière les unissant à la jeune femme, Allroh leur faisant plus souvent face, durant son set, qu’à un public subjugué par sa dextérité et sa capacité à enchaîner les accords. Mais quand même… Il n’empêche, aucun temps mort ne vient troubler le crépitement de guitares généré par sa gestuelle incantatoire, mâtinée d’un chant au timbre violemment éraillé, entaillé. Une décharge d’électricité brute prise comme telle par un public ayant subitement épaissi ses rangs. Pas le temps de pavoiser qu’Anna Sara d’Aversa et Alessandro Giovannucci – du Colletivo Sine Requie, partie intégrante du Cabaret Comtemporain - décantent l’atmosphère de leurs DJ-sets expérimentaux, dégoisant d’un même tenant compositions de Steve Reich, extraits vocaux de Deleuze et black metal des tréfonds de l’est allemand. Ou l’art et la manière d’introduire France Sauvage, formation atlantique (Rennes/Bordeaux) œuvrant depuis 2006 dans les limbes de la musique improvisée. « Il n’y a pas de méthode, disent-ils, il y a un jouer ensemble qui prend conscience de lui-même au fil de l’expérience. Qui a vu France Sauvage une fois n’a vu France Sauvage qu’une fois« . Des mots faisant intrinsèquement écho à ceux de Matthieu Saladin, plus tôt dans l’après-midi, mais bien loin de révéler l’absolue radicalité de leur présence scénique. Et si chaque concert est différent, celui-ci révèle une bestialité sans fard, carénant de beats obsédants la voilure d’une musique aux soubassements industriels, punk et noise. Les trois musiciens entretiennent une tension permanente, obnubilante, susceptible de faire vriller à tout moment, d’un simple frémissement, un auditoire galvanisé. A ce moment précis, on pense un peu à tout, un peu à rien. On ne se doute pas une seconde qu’à six heures du matin, on s’offrira un steak-frites non loin des bars à passes du Vieux Port. Et pourtant.

Rendez-vous pris, je traîne mes guêtres jusqu’à Montévidéo, où j’assiste à une répétition de The Invisible Ensemble, clôturant le festival, et par là-même sa résidence d’enregistrement. Parmi d’autres, on y dénombre à la guitare Jean-Marc Montera et les Américains Paul Elwood au banjo et Famoudou Don Moyé aux percussions. Ce dernier impose son charisme naturel, lui qui fut batteur et percussionniste dès 1970 du légendaire Art Ensemble of Chicago. Et c’est la mort dans l’âme que je retourne à La Compagnie, histoire de caresser de l’œil, un tantinet torve, la création Walking in the Shadow, dernière étape de mon séjour roboratif. Slide-show entrelaçant les photographies d’un Japon inouï de Kumiko Karino aux chrysalides électriques du guitariste Michel Henritzi, le road movie est immobile, immuable, tragique. Soit la dose mélancolique réglementaire pour un dimanche agonisant dans la pénombre, se délitant désormais en adieux. Le constat est limpide et sans appel : qu’il est dur de regagner ses pénates en laissant derrière soi, pêle-mêle, les performances de Moondawn, Seabuckthorn, des Witches et du susnommé Invisible Ensemble.

Crédit photos : Pierre Gondard (Cankun, High Wolf, Michel Henritzi), Yoan-Loïc Faure (Allroh, France Sauvage).
Merci à toute l’équipe du GRIM – Jean-Marc, Nicolas, Camille, Julia – et à tout ceux m’ayant aussi bien accueilli à Marseille.

Vidéos

Vidéos par Penny Green-Shard

Photos