Il y a dix ans disparaissaient Robert Nozick et Pierre Bourdieu

Publié le 23 janvier 2012 par Copeau @Contrepoints

À l’occasion de la disparition des deux auteurs, Marc Grunert dressait en 2002 une comparaison, cinglante entre Nozick et Bourdieu. Des atomes d’un côté, du vide de l’autre. Dix ans plus tard, nous vous invitons à découvrir cet article publié par le Québécois Libre.

Robert Nozick (Wikibéral)

On a pu parler d’équilibre cosmique lorsque disparurent, la même semaine à la fin janvier, deux philosophes, Robert Nozick et Pierre Bourdieu, défendant des conceptions du monde radicalement opposées. En restant dans le registre métaphysique et du jeu de mot, j’ai bien envie de me laisser aller à une métaphore inspirée par la cosmologie de Démocrite. Nozick, Bourdieu : des atomes et du vide.

Une théorie libertarienne de la justice

Du côté « atomes », Robert Nozick, théoricien de la liberté, initiateur d’un libéralisme éthique fondé sur la propriété de soi, usant d’arguments parfois difficiles mais ayant toujours le souci de la clarté et le respect de l’intelligence du lecteur. Robert Nozick a connu une renommée mondiale grâce à son ouvrage Anarchie, État et utopie (PUF, Libre-échange,1988 [1974] [1].

Les arguments de Nozick visaient à réfuter les thèses de Théorie de la justice de John Rawls, le plus influent théoricien contemporain de la social-démocratie. Le livre de Rawls prétendait justifier la possibilité d’un accord unanime raisonnable pour une société dans laquelle les ressources seraient redistribuées de manière équitable, en conciliant un principe de liberté et un « principe de différence » destinés à justifier certaines inégalités.

Cette construction théorique ne pouvait déboucher sur rien d’autre que la perpétuation d’un État redistributeur soumis aux chantages des groupes de pression. Mais du moins, elle fournissait aux élites de l’État une nouvelle justification de leur pouvoir. Avant Hayek [2], Nozick critiqua la conception de « justice sociale » ou « distributive » car il n’existe pas un état de la société que l’on pourrait qualifier de « juste en soi ». « Toute chose, écrit Nozick, quelle qu’elle soit, qui naît d’une situation juste, à laquelle on est arrivé par des démarches justes, est elle-même juste. »

Depuis Nozick, il est devenu plus clair que jamais que le libéralisme n’est pas seulement une théorie économique, mais une théorie politique fondée sur le principe de justice, sur une théorie du droit. Les libéraux peuvent enfin s’appuyer sur une œuvre qui ne cantonne plus le libéralisme dans l’efficacité du marché. Simultanément, l’École autrichienne d’économie, et principalement Murray Rothbard, accomplissait le même travail théorique d’une autre manière. Le libéralisme se dotait d’un volet éthique en cohérence parfaite avec la théorie économique. Depuis Nozick et Rothbard, on ne peut plus dire que le libéralisme, c’est utile en économie, mais que ça ne vaut rien, ou ne dit rien, en matière d’éthique et de justice.

Comme l’écrit Pierre Lemieux dans un article du présent numéro (voir Robert Nozick puts statistes on the defensive. NdR : non disponible en ligne), Nozick a montré combien il était difficile de justifier l’État. Dans Anarchie, État et utopie, Nozick a tenté de montrer qu’un État minimal pouvait naître à partir d’un marché libre où une multitude d’agences privées de sécurité conduirait sans violence à un monopole dont l’unique fonction légitime serait la protection des droits individuels, qui sont des droits de propriété. Toute extension de l’État minimal par le financement obligatoire de services, dont certains ne veulent pas, serait illégitime car nécessiterait l’usage de la force. Nozick, c’était, comme les atomes, le côté « plein » de l’univers, celui de l’épanouissement personnel par la minimisation de la violence de l’État.

Une science crypto-marxiste

De l’autre côté, avec Bourdieu, nous avons une science crypto-marxiste, prétentieuse et verbeuse, parfaitement adaptée aux fabriques de politiciens, sciences-po, ENA, et autres panthéons de la critique du capitalisme (École supérieure de journalisme de Paris) et marchepieds vers le pouvoir. L’œuvre de Bourdieu, hypercritique, traquant les « rapports de domination » et expliquant les mécanismes de leur reproduction, a débouché sur une théorisation de la pratique du « mouvement social » comme un moyen pour les « dominés », éclairés par un bon guide (Lui), de se « libérer ». Le verbiage bourdivin a dégénéré en un soutien « théorique et pratique » aux grandes grèves et manifestations « prolétariennes » qui existent encore parfois en France (celles des routiers, des chômeurs, des « exclus » en tous genres…).

En voulant croire que les gémissements des victimes de l’État-providence en faillite étaient autant de signes de l’Histoire annonçant la fin du capitalisme, ou du moins sa nocivité, Bourdieu a simplement pris ses désirs pour des réalités. Enrober la contestation et la « misère du monde » dans le verbiage de la révolution permanente contre « la dictature du marché » et se mettre soi-même en avant pour révéler le Sens de l’Histoire, c’était l’opportunisme et le charlatanisme incarnés en une seule personne.

Après avoir élaboré « une version distinguée du marxisme », Bourdieu a trouvé le temps long et s’est jeté lui-même dans la bataille en participant aux manifestations et en théorisant « le mouvement social ». Il a fondé une collection de petits ouvrages militants (Liber raisons d’agir) qui devaient servir de bréviaires à la classe des intellectuels, elle-même ayant pour mission de guider et d’éclairer les « prolétaires ».

Dans un recueil de textes intitulé Contre-feux, et sous-titré « Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale », Bourdieu démontre son ignorance totale et volontaire de l’aspect éthique du libéralisme, tel que Nozick, Rothbard, ou Pascal Salin en France, l’ont justifié. Selon Bourdieu, suivi en cela par une bonne partie de l’intelligentsia française, le libéralisme est impossible sans la complicité de l’État et du pouvoir politique. C’est le mythe du complot capitaliste qui renaît sous une forme plus digeste que celle du marxisme vulgaire.

Mais au-delà de tout ce gâchis de mots consacré à l’analyse des rapports sociaux, on peut retenir que la solution de Bourdieu est dans l’État, un autre État, qui ne serait plus complice des financiers et des capitalistes. Ainsi écrit-il, « une des raisons majeures du désespoir de tous ces gens tient au fait que l’État s’est retiré, ou est en train de se retirer, d’un certain nombre de secteurs de la vie sociale qui lui incombaient et dont il avait la charge : le logement public, la télévision et la radio publique, les hôpitaux publics, etc. » (p. 10). Bourdieu n’était pas pour le statu quo, il était contre le capitalisme, il diabolisait le « néo-libéralisme », notion inventée à l’usage des militants trop bêtes pour réfléchir.

Quelle société désirait Bourdieu ? Eh bien vous ne le saurez jamais. Disons qu’elle aurait comme un petit goût de paradis. Un paradis où toute « domination » serait abolie. Cela nécessiterait juste un peu de contrainte, pour forcer l’Histoire. La chute du mur de Berlin n’était, pour Bourdieu, qu’une simple… vue de l’esprit. C’était le côté « vide » de l’univers…

—-
Article paru dans le Québécois libre du 2 février 2002

Notes :

[1] Voir également la présentation de Pierre Lemieux dans L’anarcho-capitalisme, PUF, Que-sais-je?, reproduite en partie dans ce numéro du QL ; cette page In Memoriam Robert Nozick sur le site d’Euro 92 ; ainsi que cette entrevue avec Nozick d’abord publiée sur Laissez Faire Books et traduite en français sur le site d’Hervé de Quengo. >>

[2] Hayek avait déjà critiqué la « justice distributive » dans son ouvrage d’une incroyable lucidité La Route de la servitude (PUF, Librairie de Médicis, 1946; PUF, quadrige, 1993) publié en Angleterre en 1944. Mais sa critique la plus systématique et la plus dévastatrice sera celle du tome 2 de Droit, législation et liberté, « Le mirage de la justice sociale » (PUF, libre échange, 1986), publié la première fois en 1976, en Angleterre. Dans l’avant-propos du tome 3, Hayek écrit « déjà au moment de publier le volume 2, j’avais hésité à le faire [à publier le tome 3] sans tenir compte pleinement de l’important ouvrage de John Rawls, A theory of Justice ; cette fois-ci, deux nouveaux livres importants dans ce domaine ont paru, et si j’étais plus jeune je considérerais devoir les assimiler complètement avant de clore ma propre recherche relative aux mêmes problèmes : ceux de Robert Nozick, Anarchy, State and Utopia (New York, 1974) et de Michael Oakeshott On Human Conduct (Oxford, 1975). »