L'Autobiographie de Gertrude Stein de Martin Richet (par Anne Malaprade)

Par Florence Trocmé

Le livre s’ouvre sur une règle du jeu prononcée par un locuteur anonyme, le maître d’œuvre sans doute, qui délivre sous forme quasi oraculaire les lois auxquelles obéissent Ulysse et Pénélope, dont les rôles sont désormais tenus par Martin Richet et Gertrud Stein. Grèce, États-Unis et France constituent les trois angles d’un triangle spatio- temporel qui surjoue la relation à l’autre, médiatisée par l’histoire et le territoire, exacerbée par la question d’un sexe qui ne dit pas, ou plus, son nom. 
La littérature est un périple qui conduit l’écrivain voyageur à traverser un certain nombre d’épreuves : l’écoulement du temps, les intempéries, les séductions diverses, les monstres, les fées, l’impatience des subordonnés, la colère des Dieux, les prétendants, la jalousie. Autant d’obstacles que l’écriture affronte en perdant toujours plus de chair et de sens. Certes, la langue survit, mais blessée, amputée, astreinte à dire, avec des moyens toujours plats et neutres, la liaison dans la liberté. Ulysse et Martin reviennent au palais du Livre, et ce retour implique une conscience avivée, un savoir excédé, qui (se) refusent tout sentimentalisme, toute spontanéité. Les retrouvailles avec le passé exigent un déploiement technique qui assèche la langue et la dépose en propositions fines, acérées et écourtées. Cette dernière délivre des énoncés, des propositions, des invitations qui déchargent le sens jusque-là confisqué. Le souvenir devient souvenir du mot. L’émotion est filtrée par la forme vers. Pénélope et Gertrud ont conclu un accord tacite dont aucune fiction ne pourrait révéler l’intrigue. Dans le silence d’une familiarité longtemps entretenue, Martin a traduit Gertrud, comme Pénélope avait (trans)porté l’absence d’Ulysse. L’une écrit, l’autre conçoit un voile qui chaque nuit se défait. L’une lit, détruit, compose à nouveau, connaît des blocages de toutes sortes. L’autre attend avec ses mains, et tisse une matière sur laquelle l’absence et le manque conditionnent la teneur d’une fidélité entêtée, expression absolue d’un soi en miroir de l’autre. 
 
Martin donc, porte à la fois le masque d’Ulysse, de Pénélope et de Gertrud. Cette défiguration, à la manière des objets antiques utilisés par les acteurs grecs, amplifie une voix tout en la contraignant. Une voix qui commence par le Livre et s’achève avec lui. Une voix dans les voix, une voix dont les timbres colorent la contemporanéité d’un passé en constante réactualisation. Voix s’emparant d’un « je » à la croisée du féminin et du masculin, voix constamment dédoublée, qui parle depuis l’ombre, et en laquelle repose le partage d’une émotion originelle commune à l’écrivain et au traducteur. Quelque chose a eu lieu pour lequel on ne trouve pas de mot même si une mesure, d’emblée, s’impose. « Au commencement il y a émerveillement. /Émerveillement en mesurant ». Merveille déclinée en « trésor » et « plaisir », deux termes qui disent la jouissance d’un secret, la nécessité d’une volonté mettant en avant un « je » lui-même insaisissable : « J’ai décidé hier ». 
 
Lire, donc, c’est entrer dans la décision de l’Autre, c’est imaginer un aveu qui n’a jamais eu lieu, et qui n’aura plus lieu : la faute c’est de croire que l’on ne joue pas celui que l’on est. C’est circonscrire un tremblement qui doit en passer par les mots pour faire le point et défaire tous les points. En tant que lecteur, chacun d’entre nous reproduit la décision de Martin, qui prolonge elle aussi celle de Gertrud. Nous sommes tous des décideurs, nous sommes tous responsables du texte de l’autre, de celui que nous nous résolvons à écrire, de celui qui n’aura jamais atteint la vie que dans sa fragmentation : traces, restes, surgissements par lesquels nous vivons entre le monde d’une vie et la vie d’une écriture. Stein et Richet sont des écrivains résolus qui attendent de leurs lecteurs qu’ils écrivent à leur tour leur lecture.  
L’Autobiographie de Gertrud Stein met ainsi en place une chaîne de cristallisations : le scripteur cristallise sa lecture, et, en écho, toute lecture recristallise une écriture. Ce Livre est un miroir scénique que le lecteur tend à l’écrivain, l’écrivain offrant une image des mots à partir desquels le travestissement modèle-modère un autoportrait syntaxique. La forme des phrases en dit long sur l’individu qui les construit et sur celui qui les inspire. Et de même que Picasso affirme que le modèle finira par ressembler à son portrait, l’autobiographie d’un écrivain ressemble à l’histoire d’une langue inscrite dans des usages étranges, étrangers : cela donne, in fine, « Un troisième écrivain », spectre nourri de « nombres » et de « noms », variation biographique qui improvise le je depuis l’autre, et poursuit le « tu » de tout un chacun. 
 
(Cette lecture n’est vouée qu’à constituer le début d’une autre lecture — qui l’effacera.) 
 
[Anne Malaprade] 
 
Martin Richet, L'Autobiographie de Gertrude Stein, Éric Pesty éditeur, 2011.