Rayess Bek – artiste conscient, rappeur à contre-courant

Publié le 29 janvier 2012 par Libalel
La quasi-disparition des espaces publics au Liban depuis la guerre civile rend aujourd’hui plus que jamais nécessaire la présence d’une activité artistique, base de partage et de dialogue social. La musique ne fait pas exception, reflétant les nombreuses difficultés rencontrées par les Libanais dans les domaines politique, social et économique. Aujourd’hui, une scène d’artistes indépendants élève la voix en proposant un point de vue critique sur la classe dirigeante et l’organisation de nos sociétés. Certains élargissent cette critique à l’ensemble du Moyen-Orient, évoquant avec poésie les drames irakien, palestinien et libanais.
C’est le cas du rappeur franco-libanais Rayess Bek dont le dernier album “L’homme de gauche” fait violence aux clichés communautaires en France comme au Liban. Dans un projet d’art contemporain sur la guerre du Liban, il prépare une performance sur le vécu collectif et intime du déchaînement de violences qui a mené à l’éloignement de milliers de familles libanaises. Un entretien avec le rappeur qui permet d’éclairer sa position d’artiste face aux impasses sociopolitiques que connaît le Liban depuis la fin de la guerre.
Pourrais-tu m’en dire un peu plus sur ton activité musicale ? 
Musicalement, je m’inscris dans le mouvement hip-hop. Maintenant c’est vrai qu’aujourd’hui c’est assez délicat quand je parle de cette musique car elle a pris un mauvais tournant. Je ne me retrouve pas dans ce qu’on appelle aujourd’hui hip-hop. Je m’inspire plutôt du hip-hop des années 80, ce qu’on pourrait appeler un hip-hop conscient, qui est presque mort. Quand je parle de conscience politique, c’est une conscience qui va toucher directement la classe dirigeante. C’est d’ailleurs pour cela qu’il n’est pas diffusé dans les médias au profit d’autres genres comme le Gangsta… Donc moi je viens plus d’un hip-hop marginal ou alternatif qui ne suit pas les mouvements mainstream.
Quand je suis invité dans des médias c’est en tant que rappeur franco-libanais, et donc ayant une perspective socio-politique particulière sur ce qui se passe au Liban… Le rôle du rappeur conscient, c’est avant tout l’éducation mais pas comme une propagande. Il est là pour poser des questions, mais pas pour apporter des réponses, c’est pour ça qu’il s’agit d’abord de toucher la jeunesse, de critiquer leur mode de vie en y donnant une dynamique via la musique. C’est aussi susciter la curiosité de la personne qui t’écoute. Et je pense que le premier message du hip-hop conscient c’est que tu as un pouvoir, aussi petit que tu le penses être, ce pouvoir peut être incroyable, et on l’a vu en Tunisie, dernièrement, je pense qu’il n’y a plus rien à prouver…
Dans tes textes, tu te prononces en faveur d’un régime laïque et de droits civils au Liban. Quels sont les moyens qu’ont aujourd’hui les jeunes Libanais pour assumer leur individualité ?
C’est bien ça le problème, c’est pour ça qu’on essaye de construire un mouvement laïque. Comment veux-tu qu’un Libanais communautaire réfléchisse en tant que citoyen alors qu’il est il plus citoyen orthodoxe, chiite, maronite… Personne ne se sent libanais sauf lorsqu’il est à l’extérieur du Liban. À l’intérieur du Liban, les gens ne se sentent appartenir qu’à la communauté puisque tu ne peux voter que pour des personnes de ta communauté. Et ça, ça alimente encore le communautarisme et pousse les gens à se détourner de l’espace commun, par crainte que celui-ci soit approprié par une communauté. Donc l’espace public n’existe quasiment pas au Liban, il n’y a ni parcs ni bancs…
Nous, les musiciens, on était obligés de prendre des espaces et d’en faire des salles de concert. C’est pour cela que la fête de la musique est aussi populaire au Liban. C’est le seul moment où le peuple peut accéder au centre ville de Beyrouth qui est entièrement privé. C’est le moment où le peuple réinvestit, un peu comme en Tunisie ou en Egypte aujourd’hui, l’espace qu’il veut public. Ce besoin musical, social et même physique se traduit par une incroyable effervescence, des groupes se forment même exprès pour la fête de la musique.
La forme de ta critique s’apparente souvent à un fort pessimisme. Pourtant, au regard de ce qu’il s’est passé en Tunisie ou en Egypte, on peut penser qu’un discours optimiste peut par lui-même permettre de faire avancer une situation…
J’ai peut-être un discours pessimiste, mais les faits ne nous mènent pas vraiment vers l’optimisme. Il faut voir combien de personnalités ont été assassinées suite aux soulèvements, ainsi que les tournures que prennent les révolutions en Egypte et en Tunisie, avec l’élection des islamistes. Pour moi, ce discours est réaliste. J’ai vécu dans la région et participé à des manifs, j’ai changé de discours depuis mes 20 ans. Mais je garde une démarche optimiste qui est celle de continuer la lutte que nous avons entamée. Pour le Liban, je suis né dans ce système féodal et aujourd’hui il n’a pas bougé d’un millimètre… Alors c’est aussi une question de personnalité. Ma perception du monde a été transformée par mon parcours, par la contrainte de quitter mon pays à cause de la guerre… On nous met dans le couloir communautaire et on nous dit que notre place est là…
Je monte aussi un projet en ce moment qui s’inscrit dans une démarche d’art contemporain. J’ai voulu réutiliser des enregistrements audio datant de la guerre libanaise (1975-1990). À l’époque, comme beaucoup de famille ont été séparées, certaines ont choisi de lire leur lettre. Le projet se découpe en trois volets : d’abord, il s’agirait d’exposer telles quelles ces cassettes avec une possibilité d’écoute et de traduction. Ces cassettes sont géniales, comme il y a des superpositions d’enregistrements… Le deuxième volet serait une installation dans laquelle le visiteur pourrait à son tour enregistrer un message, dans un isoloir. Il pourrait choisir de rendre son message public tout de suite ou le garder secret pour une période de 25 ans. Le troisième est plus compliqué, c’est une performance musicale, c’est un parallélisme avec un film qui s’appelle Le faussaire du réalisateur Volker Schlöndorff*. En 1981, il a décidé d’aller tourner un film à Beyrouth et a réussi à arrêter la guerre le temps de tourner son film. Pour ce dernier volet, j’aimerais faire un parallèle entre le film, qui a été tourné dans un cadre public, à Beyrouth pendant la guerre et ces cassettes qui renvoient à un univers beaucoup plus intime. J’aimerais faire ressortir cette relation entre l’intime et le public, qui s’entremêlent.
Entretien réalisé le 7 décembre 2011 par Clelia Amalric
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Le site du projet : www.normalposition.net
* Démo de la performance musicale su le film Le faussaire de Volker Schlöndorff