Une synthèse sur l'état de la société et du monde

Par Alaindependant

1) L’Etat-nation connaît aujourd’hui, au moins dans les pays occidentaux, un évident déclin historique. Il avait représenté la forme politique privilégiée à l’époque de la modernité, et sa mise en place, associée à la création d’un grand marché national et d’un espace juridique unifié, avait été déterminante dans la vie des peuples. Mais nous sommes précisément sortis de la modernité pour entrer dans la postmodernité. Comme datecharnière, on peut retenir la rupture historique des années 1989-91, qui a vu la désagrégation du système soviétique et la réunification de l’Europe au travers de celle de l’Allemagne, mettant ainsi fin au court XXe siècle (il avait commencé en 1917) et à un après-guerre caractérisé par la division binaire du monde héritée du système de Yalta. Forme typique de la modernité, l’Etat-nation a été victime d’un autre phénomène moderne : l’individualisme. Pendant longtemps, l’Etat avait déterminé par l’intermédiaire de la loi, conçue comme l’expression de la volonté générale, des contenus d’existence touchant aussi bien la vie publique que la vie privée. Aujourd’hui, plus personne n’attend de lui qu’il définisse des normes de vie ou dise ce qui est moralement bon ou mauvais. La société est devenue complexe, plurielle et éclatée. Dès lors, l’Etat n’est plus producteur de social : les nouvelles formes de socialité qui apparaissent se forment spontanément et en dehors de lui. En même temps, face aux défis et aux problématiques qui s’imposent désormais à l’échelle planétaire, l’Etat-nation a vu sa marge de manoeuvre se restreindre constamment. Le seul rôle qu’il conserve est d’assurer l’ordre et la sécurité intérieures et de garantir les contrats que les sociétaires passent entre eux. Il n’y parvient qu’imparfaitement, compte tenu des lenteurs bureaucratiques et du poids de la technostructure.
2) L’immigration est un phénomène de déracinement forcé dont l’origine a été la volonté du patronat de faire appel à des travailleurs étrangers pour faire pression à la baisse sur les salaires. Aujourd’hui, l’immigration est
devenue une véritable immigration de peuplement, qui touche toutes les nations industrialisés d’une façon irréversible. Face aux populations issues de l’immigration, les pays ont adopté des attitudes différentes. L’approche
que vous décrivez comme « typiquement libérale » me semble en réalité caractériser l’attitude propre à une classe politique française marquée de longue date par l’esprit jacobin. Dans cette approche, l’existence de communautés différentes n’est jamais prise en compte, et l’intégration est posée comme synonyme d’assimilation des seuls individus. Les différences culturelles ou religieuses sont dans le meilleur des cas tolérées à condition de rester confinées dans la sphère privée, sans « visibilité » sociale. On voit aujourd’hui tous les jours qu’une telle approche, typiquement « moderne » elle aussi (elle s’est révélée dans le passé efficace pour lutter contre les particularismes régionaux), est vouée à l’échec à une époque où les communautés veulent que leur identité soit également reconnue dans la sphère publique, c’est-à-dire reconnue politiquement. Il est bien entendu difficile de raisonner comme si les immigrés formaient un bloc homogène. Cependant, leur présence a déjà suffisamment contribué à la transformation de la société pour qu’on puisse estimer que cette évolution se poursuivra. Je pense pour ma part que la faillite du modèle individualiste-assimilationniste apparaîtra pleinement dans l’avenir. L’Etat-nation sera contraint, même en France, de prendre en compte la réalité du fait communautaire et d’adopter sous une forme ou
une autre une « politique de la reconnaissance » (Charles Taylor) allant au-delà des seuls individus.


3) C’est à mon avis une grave erreur de pratiquer l’amalgame entre l’immigration (et les pathologies sociales auquelles elle peut donner lieu) et l’islam, puis entre l’islam et l’islamisme, et enfin entre l’islamisme et le néo-terrorisme global. Il ne faut pas oublier que tous les immigrés ne sont pas musulmans, que le monde islamique est traversé de courants religieux, politiques et idéologiques extrêmement hétérogènes, et enfin que le monde arabe proprement dit ne sera peut-être pas toujours le centre de gravité de l’umma (le plus grand pays musulman du monde est déjà l’Indonésie). Le fondamentalisme islamique touche aujourd’hui un certain nombre de jeunes immigrés, socialement rejetés et privés d’identité, parce qu’il leur donne des repères qu’ils ne trouvent pas ailleurs. Beaucoup d’autres sont plutôt séduits par les mirages de la société de consommation, ce dont il n’y a pas forcément lieu de se féliciter. J’ai par ailleurs l’impression que ce qu’on appelle aujourd’hui « fondamentalisme musulman » — thématique qui nourrit bien des fantasmes et qui est de toute évidence instrumentalisée par l’hyperpuissance américaine, laquelle était depuis la fin de l’Union soviétique à la recherche d’un « diable » de rechange — est un
phénomène politique beaucoup plus qu’un phénomène religieux. Disons plus exactement que les revendications qu’il formule sont des revendications politiques qui s’expriment dans un langage religieux. Cela n’est d’ailleurs pas le seul fait des musulmans. Il y a aussi un fondamentalisme libéral et un monothéisme du marché ! En prétendant
justifier sa politique militaire agressive, en Irak ou ailleurs, par la nécessité d’entreprendre une « croisade » au nom de l’Occident, George W. Bush parle exactement le même langage qu’Oussama Ben Laden quand il prétend mener une « guerre sainte » : dans un cas comme dans l’autre, il n’y a pas de place pour des tiers (« Qui n’est pas avec nous est contre nous »). La meilleure façon de lutter contre le terrorisme islamique sans tomber dans l’ethnocentrisme ou l’unilatéralisme est d’intervenir, non sur les conséquences, mais sur les causes, en cherchant à régler les problèmes politiques non résolus qu’il exploite à son profit.


4) L’Etat-nation est en effet aujourd’hui doublement débordé, par le haut comme par le bas. Il est à la fois trop grand pour répondre à l’attente quotidienne des citoyens (d’où la crise de la représentation, la montée de
l’abstention et le discrédit grandissant de la nouvelle classe politicomédiatique) et trop petit pour faire face à lui seul aux nouvelle problématiques planétaires : crise écologique, toute-puissance des marchés financiers, dérégulation généralisée de toutes les formes d’emprise du capital, etc. De surcroît, l’époque postmoderne est une
époque où, du fait notamment de la globalisation de la technologie et de l’information, les frontières nationales ne garantissent plus rien, à commencer par l’identité des cultures et des peuples. Dans ces conditions, il est tout à fait normal de voir les régions reprendre de l’importance et les particularismes régionaux retrouver une nouvelle vigueur. Je pense qu’il n’y a rien de contradictoire entre ce regain des autonomismes ou des régionalismes et la construction européenne, du moins si l’on considère, comme c’est mon cas, que celle-ci implique l’application du principe de
subsidiarité à tous les niveaux. Le problème d’une éventuelle coopération entre les communautés régionales et les « nouvelles communautés », dont les communautés immigrées ne sont qu’un exemple, est d’une nature différente. La difficulté tient au fait que les premières sont des communautés enracinées, tandis que les secondes sont déracinées. Une coopération n’est cependant pas impossible, mais il y faudra du temps.


5) A mes yeux, l’Europe devrait en effet se construire à partir de la base, à partir de cette dimension locale où l’exercice de la démocratie directe permet aux citoyens de participer à la vie publique en décidant le plus
possible par eux-mêmes de ce qui les concerne. La construction européenne, en d’autres termes, devrait passer par la fédération des petits pays et la fédéralisation des grands. L’une des caractéristiques du fédéralisme est l’attention qu’il porte aux contextes particuliers. Ses principes généraux sont donc toujours susceptibles d’adaptation aux particularités locales. Je ne vois donc pas du tout pourquoi le fédéralisme serait inapplicable dans un contexte africain. Je vois même deux très bonnes raisons de penser le contraire. La première est que l’Afrique est une région du monde dans laquelle les appartenances ethniques continuent à jouer un rôle sociopolitique très important (d’autant qu’elles sont souvent exacerbées par le caractère artificiel des frontières héritées de la colonisation). Or, le fédéralisme est par définition un système beaucoup plus capable de faire coexister des populations différentes qu’un Etat centralisé. Dans la mesure même où il cherche à les fédérer, le fédéralisme n’a pas de mal à reconnaître la personnalité de toutes ses composantes et à leur attribuer une large autonomie, tandis
que l’Etat « fort » ne tire sa puissance souveraine que de leur négation ou de leur suppression. La deuxième raison est que la plupart des pays africains sont des pays pauvres, et que l’on ne peut remédier durablement à cette pauvreté qu’en donnant la priorité aux cultures vivrières et au développement des marchés locaux, alors que les Etats centralisés ont immanquablement tendance à homogénéiser leur production et à se spécialiser pour favoriser leurs exportations — conformément à la théorie libérale des avantages comparatifs —, avec pour conséquences
l’appauvrissement des campagnes, l’urbanisation sauvage et la vulnérabilité de l’économie par rapport aux variations des cours mondiaux.


6) Les Etats-Unis d’Europe ne sont malheureusement pas encore pour demain, et je crains que les Etats-Unis d’Afrique ne soient même pas pour après-demain. Cela dit, je suis bien entendu favorable à une étroite
coopération entre l’Europe et l’Afrique, à condition qu’elle se dégage des ornières du néocolonialisme. Mais je crois surtout qu’une telle coopération exige de rompre avec la conception dominante du « développement »
aujourd’hui véhiculée par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI). Cette conception est elle-même implicitement néocolonialiste dans la mesure où elle pose en principe que le destin de tous les peuples est de parcourir, à marche plus ou moins forcée, les « étapes » d’un développement analogue à celui qu’ont connu les pays occidentaux, avec en arrière-plan l’idée que le modèle dont tous doivent s’inspirer est le modèle américain. Je crois au contraire que c’est à chaque grande région du monde de définir par elle-même son « modèle », afin
que la globalisation ne se traduise pas par l’homogénéisation planétaire, l’éradication des cultures populaires et la disparition des modes de vie différenciés, mais par une meilleure coopération entre de grands ensembles continentaux dans un monde multipolaire.


7) Cette conception libérale de la politique est à la fois nuisible et irréaliste. Les Africains sont peut-être aujourd’hui ceux qui le savent encore le mieux : l’individu en soi n’existe tout simplement pas. L’identité de chacun d’entre nous est indissociable de nos appartenances et de nos relations, qu’elles soient héritées ou choisies. Même l’identité la plus personnelle ne se construit que dans un rapport à l’autre et possède par là une dimension communautaire et sociale. Le problème des théoriciens libéraux est précisément qu’ils n’ont jamais voulu reconnaître que l’homme est avant tout un être politique et social. Tenir les communautés comme contingentes et non constitutives de notre être, envisager une société dans laquelle on pourrait faire comme si ces communautés
n’existaient pas, revient à bafouer le sens commun et à nier la réalité.


8) Je suis tout à fait hostile à la thématique du « choc des civilisations » théorisée par Samuel Huntington — et popularisée par tous ceux qui répètent ce slogan sans même avoir lu son livre ! J’y suis hostile, non par irénisme — au sein d’un monde globalisé, les frictions culturelles sont bien entendu toujours possibles —, mais parce que les « civilisations » ne sont pas des blocs unitaires homogènes et qu’on ne voit pas par quel miracle elles pourraient brusquement se transformer en acteurs principaux des relations internationales. La thèse de Huntington est en revanche de nature à nourrir et légitimer l’islamophobie, en même temps qu’à asseoir l’idée d’une « solidarité occidentale » qui s’exercerait essentiellement au profit des Etats-Unis d’Amérique. C’est peut-être la raison profonde pour laquelle son auteur l’a inventée.


Alain de Benoist, Afrique du Sud, 2004