De l’opacité des appels d’offre (dans la traduction)

Publié le 30 janvier 2012 par Tradonline

Chronique d'un entrepreneur troublé par les pratiques qu'il observe…

Une fois n'est pas coutume, un petit coup de gueule fait du bien. Surtout assis dans un TGV, en partance pour un rendez-vous de défense d'appel d'offre… rendez-vous qui vient d'être annulé par simple mail laconique de l'interlocuteur, alors que confirmé par le même client la veille. 

Comme toute entreprise de taille modeste, mais en croissance, nous tentons régulièrement de remporter des appels d'offre.  Je parle ici d'appels d'offre dans le domaine des langues (traduction, formation, interprétation). Un appel d'offre remporté permet une visibilité (utile, non ?) sur quelques mois ou années en terme d'activité (taux de charge, CA et marge) et d'investir donc plus sereinement. Investir en ressource humaine, par l'embauche d'un chef de projet dédié, d'un nouveau traducteur interne, etc. Pour piloter le développement d'une jeune entreprise, disons pour faire court, qu'une certaine visibilité peut aider.

Pourtant, voici un récit très précis de ce que nous venons de vivre… avec, à chaque épisode, une bulle "pensée" (ce qui trotte alors dans la tête du responsable d'entreprise).

Au départ, un cahier des charges pour un appel d'offre de traduction (avec un besoin, notamment, de traduction en différentes langues, directement dans un CMS) est reçu. Délai court, aucun rendez-vous avec l'interlocuteur pilotant le cahier des charges possible. 

Pensées

Hum, comment répondre sans avoir des réponses sur les points "troubles" comme par exemple : 

Dans le texte "Il faudra utiliser notre CMS issu d'une solution opensource XXX…"

"Ah oui, comment a-t-il été configuré ? Comment se passe la gestion de la relecture ? etc. etc. "

Dans le texte "Certaines demandes devront  être traitées dans des délais très brefs…"

Ah oui, mais plus précisément ? 2h ? Dans la journée ? 24h ? 

Vient ensuite la rédaction de l'offre : 

  • tenter d'être le plus précis possible, jouer sur les tarifs en jonglant entre les langues mais en tentant de faire simple (le critère prix compte souvent pour plus de 50% de la décision finale, et je suis en deçà de la réalité, ), 
  • pointer les zones "troubles" et demander dans le texte qu'elles soient précisées lors d'un rendez-vous "souhaitable" (surtout lorsqu'un partenariat sur 12 mois est envisagé), 
  • illustrer les propos pour faciliter la lecture de l'interlocuteur, proposer de rencontrer des références, etc… 
  • finir par une belle lettre d'accompagnement en proposant un rendez-vous, pour présenter l'offre, présenter l'équipe qui sera mobilisée et préciser certains points… ET demandant d'accuser réception de cet envoi (la fameuse peur de la date limite dépassée par un déni de réception du serveur, etc.). 

Ouf, l'envoi de la réponse à l'interlocuteur par mail s'est bien passé, un jour avant la date fatidique. 

Pensée coupable :

Pas mal je crois… je pense que là, il est difficile de faire mieux, plus ouvert, plus relationnel…et nous avons proposé des prix serrés. Attendons l'accusé réception et tentons d'amorcer finement la relation.

Premier résultat : néant…aucun accusé réception. Nada. 

Noël passe… Pour information, je précise à nouveau que la décision devait être prise fin décembre, comme précisé en gras dans l'appel d'offre. 

Pensée lors du réveillon (si si je le jure, ces sujets ne vous lâchent pas) :

"'Bon, on passe à autre chose…" déjà un peu chatouillé par ce manque de savoir-vivre ou tout simplement de respect, voire, si je réduis mes exigences éthico-morales, par ce manquement à une pratique professionnelle courante. 

Courant janvier… surprise ! Un mail annonce que nous sommes pré-sélectionnés et que nous devons procéder à la traduction d'un texte test. 

Pensée :

Joyeux Noël… bonne surprise. C'est cool.

Mais les premiers doutes s'installent…

Un test, sans rendez-vous d'échange et présentation pour présenter, préciser notre réponse ? Un test de traduction français vers l'anglais de 300 mots : autant dire un micro-test, mais bon, je préfère cela à un texte de 20 pages… surtout que bien sûr, comment en douter, le mail ne précise pas, telle une évidence qui devrait être partagée par tous, que ce test serait non payé. Un test sur l'anglais donc mais diantre… quid des autres langues (chinois, allemand, espagnol) ? Hum est-ce le hasard ou parce que que nous avions choisi de faire un prix d'appel justement sur l'anglais (tarif relativement bas) et que le client potentiel s'apprêterait à découper l'AO en lots… Notre calcul était basé sur un volume global, intégrant toutes les langues. Bon pas grave, nous pourrons refuser le marché si besoin. 

Pensée bis :

Au sujet de la short-list, hum… Mais combien d'entre-nous reste-t-il ? 2 – 5 ? Qui avons-nous comme concurrents ? Y aurait-il un concurrent local ? Hum… Quelle stratégie adopter ? 

La demande de test précisant "dans les meilleurs délais", nous croyons naïvement que cela fait parti d'une première évaluation de nos pratiques et que notre réactivité est testée. Donc nous procédons comme nous le faisons tous les jours… avec une meilleure qualité possible. Et nous renvoyons ce texte traduit, relu, et re-relu, dans la journée, en osant une nouvelle demande d'accusé réception, et en proposant un rendez-vous dans les locaux de l'interlocuteur.

Pensée : bon, attendons…

Nouveau déni d'accusé réception de ce mail mais quelques jours passent et un mail laconique "suite à votre demande, nous pourrons vous recevoir le X à Xh et le Y à yh". Nous nous empressons de valider une des dates.

Pensée une étrange et subtile impression de forcer le pas de la porte… et de faire face à une forme de lassitude administrative.

Le temps passe. Rien concernant le test. 

Arrive 3 jours avant le RdV tant attendu (fin janvier…pour une décision finale annoncée pour fin décembre)…

Je prends mon téléphone, appelle l'interlocuteur et sous prétexte de préparation du rendez-vous à venir m'inquiète du test et des retours éventuels. 

Interlocuteur : "Ah, nous n'avons pas encore pu l'envoyer à la personne chargée de son analyse (glurb), j'étais en vacances". 

Moi : "Bien, je comprends (énorme mensonge mais que faire si ce n'est avaler son chapeau…?). En ce qui concerne le rendez-vous, disposez vous d'un ordre du jour précis, souhaitez-vous une présentation de l'équipe et de nos processus et référence avant de rentrer dans le vif du sujet ?"

Interlocuteur : "Bah, c'est vous qui avez insisté pour ce rendez-vous donc je ne sais pas. Comme vous voulez…"

Moi : "Parfait. (re-gloups). Combien de temps aurons-nous ?" 

Interlocuteur : "Bah, disons une demi-heure max." 

Pensée : Whaou… le test dort dans la boite mail depuis plus de 16  jours, 30 min d'entretien pour une aventure commune d'un an minimum, ça ne sent pas bon, ou à minima, cela ne met pas de valeur sur le projet et donc le besoin de l'interlocuteur…

Le rendez-vous est organisé et préparé en interne : y aller à deux, le chef de projet et moi même. Mais je mets en option un autre rendez-vous à la même heure… intuition. 

Le jour J, dans le TGV arrive le mail "fatidique" : retour au premier paragraphe. 

Que supposer suite à cette expérience ? 

1 – un fournisseur était déjà dans la place et l'appel d'offre n'était que "pour suivre la procédure et présenter trois offres à son chef" ? Pipé donc. 

2 – même supposition de base mais l'objectif était de conserver le fournisseur en place mais de tenter de l'obliger à aligner ses prix sur ceux des autres offres. (mais alors pourquoi aller jusqu'au test ?). 

3 – l'information "vous êtes pré-sélectionnés, voici un test" n'avait pour but que de nous faire patienter pendant les négociations et la signature avec un autre prestataire. 

Divers : 

-Un processus d'AO empêche-t-il d'user des règles de bienséance avec les candidats ? 

-Demander des précisions permettant d'affiner une réponse est-il totalement inconséquent ? 

-Souhaiter rencontrer l'interlocuteur avec qui nous pourrions collaborer pour minimum 12 mois est-il hors sujet ?

-A la question "avec notre véhicule, vous devrez parcourir les 100 m en 4 secondes", est-il insolent de demander "quel véhicule sera mis à notre disposition" ? (allusion à l'utilisation du CMS) 

-Etc etc. 

Que dire…. La pratique trouble des appels d'offres est une vraie douleur pour les TPE & PME. Un grand groupe, rompu et outillé à ce sujet, peut se permettre de répondre à X appels d'offre pour n'en gagner que 10%. Une PME ne peut pas. 

Au delà, sur un plan productivité, je souhaiterais lire une étude (si elle existe) pilotée ou rédigée par le CES, un IGF, un chercheur, un syndicat professionnel, etc. tentant d'analyser la pratique des appels d'offre en France (et regard miroir sur l'ailleurs) et de lister les gains et les coûts pour les acteurs impliqués et sur un plan macro-économique, l'impact en terme de productivité. J'imagine que faire travailler, comme je l'ai vu aussi récemment, 12 entreprises sur un "AO" de 6000 euros environ (suivi d'un test avec trois entreprises) a un coût énorme (en sommant sur tous les AO émis par an) sur un plan de productivité nationale.    

Le droit à la concurrence oui, la politique de l'autruche sur les pratiques de contournement et de leurre, non. 

PS : je profite de l'occasion pour vous soumettre une petite lecture très instructive sur le sujet. Les propositions du Centre des Jeunes Dirigeants, "Propositions pour développer l'achat responsable". Bonne lecture !