La Déliaison 1/4 (moyen-âge)

Par Montaigne0860

Ce texte a été conçu pour être dit sur scène par deux acteurs, une femme et un homme; c’est un argument pour une chorégraphie et il a été donné comme tel il y a une décennie. Il peut cependant être lu comme une rêverie sur la passion. Ce sont peut-être des vers. Chacune des quatre parties s’efforce de décrire ce qu’il en est de l’amour selon les époques arbitrairement choisies et où le seul ordre est chronologique. Il s’agit d’une description de l’évolution du sentiment amoureux à travers les siècles, depuis le moyen-âge jusqu’à l’époque contemporaine en passant par la fin du XVIIIème et du XIXème siècle. La déliaison décrit la lente libération du sentiment amoureux à travers quelques périodes de notre occident. Les époques sont explicitement indiquées au début de chaque « scène ».

1 (moyen-âge)

Elle 
Souviens-toi, comme nous étions liés,
Lui 
Écrasés au sillon, crevés des charrues, le ciel était notre seule ouverture
Elle 
Oh oui, les nuages qui couraient à notre place, mais souviens-toi aussi de la terre, j’entends encore les pas dans le petit enclos du village qui nous était le monde,
Lui 
Les jours assassinaient nos brèves vies, il fallait prendre vite, et les lèvres de printemps et les rayons trop fous d’été,
Car la froidure guettait,
Elle 
Mais la pierre, la pierre,
Que nous avons dressée soudain pour nous relier, nos genoux s’usèrent au pavement des chapelles à force de prières,
Lui 
Le grand manteau blanc des églises, des pierres levées aux clochers bleus,
La pierre était belle, c’est vrai, tu as raison,
Nous n’avions pas que le vain pas des labours,
Elle 
Oui, les reflets, souviens-toi, les reflets des vitraux sur ton visage,
Tu as été jeune et beau, et les statues du porche en témoignent,
Lui 
Peut-être, peut-être, mais l’audace de mes mains à pousser la charrue pour le pain,
À tirer la pierre pour l’église, oh, à quoi bon puisque l’hiver venait,
Elle 
Au jeu du souvenir les moments se confondent,
Or, souviens-toi que je mis au monde des soleils, des petits d’homme aux lèvres de vie épatantes,
Combien, combien, tant d’amour à pleines poignées, des câlins et des larmes qu’on essuie, garçons et filles,
Tellement vite morts,
Parfois aussi de grasses mains rudes grandissantes nous étaient relais du temps qui nous fracassa d’un coup de froid,
Au fond d’automne,
Lui 
Voilà, nous étions nous, et tout était contre nous, et le ciel seul
Elle 
Justement, n’as-tu pas vu un jour de ciel bas, avant la nuit,
Tant de fois les rayons se glisser entre nuages et horizon, cascades droites, impeccables,
Qui nous furent chaque fois un signe de présence que nous avons repris
Dans les obliques de nos églises, de la terre vers le ciel,
Lui 
Peut-être,
J’ai eu mal au cal des mains, les gerçures m’ont submergé,
Si tu veux que je te montre,
Elle 
Nous sommes liés, tu le sais bien,
Lui 
Hélas, hélas,
Elle 
Mais cesse de t’acharner à dire que ce ne fut que glas et faux-fuyant des jours,
Tes mains crevassées étaient des montagnes pour mes yeux, la peine fut belle,
Lui 
J’ai déjà dit à peu près la même chose,
Elle 
Oui, et je le répète,
Lui : Mais liés, nous n’avons jamais dansé,
Elle 
Tu oublies que main dans la main, nous allions couper les lauriers grinçants du violoneux,
Âmes dansantes des villages, tu les vois, dis-moi, tu les entends encore
Lui 
Le chemin vacillant aux confins des horizons, voilà ce que je vois,
La terre tremblante d’août,
Et surtout, j’entends nos terreurs de novembre où la terre ne donnait plus,
Et nos angoisses de mars où la terre ne donnait pas encore,
Elle 
Tu oublies les fêtes et les feux de St Jean,
Oh, vivre toujours dans la lumière,
Nous avons espéré en juin, je donnais aux enfants la promesse de l’aube tous les soirs, mains jointes,
Heureux survivants aux peaux fluides,
Lui 
Danser, tu disais danser, sans doute, peut-être,
Mais tous, toujours tous,
Même nos enfants, les petits survivants, étaient condamnés à la tenure, à la terre,
Aux errements fragiles des cœurs qui s’usaient à trimer,
Elle 
Avoue pourtant que les fins de moissons avaient des airs de paradis,
Que le craquant doré des chaumes augurait nos dents mordant le pain gris qui nous faisait du bien au ventre, aux bras,
Aux ciels que l’on ne craignait plus,
Lui 
Chanter, danser, je n’ai jamais appris, je n’ai pas eu le temps,
Elle 
Tu oublies, chère voix, tu oublies,
Lui 
Nous sommes-nous jamais aimés,
Puisqu’il faut lâcher le mot, aimer, aimer, toi, moi,
Elle 
Pas vraiment, je ne faisais pas de différence entre joindre mes mains pour prier et te serrer dans mes bras pour t’aimer,
Aimer comme ça, à cru, à vif, non, je ne comprends pas,
Lui 
Moi non plus, mais je crois deviner,
Elle 
Deviner quoi, puisque nous étions tous, dis-moi,
Lui 
Presque rien, ces tulles peintes au fond, regarde,
Elles sont l’écho lointain de nos misères,
Elle 
Et de nos conquêtes, bien sûr,
Nous voilà sur ces tulles mouvantes présentés à nouveau, c’est nous,
Lui 
Certes, ce n’est pas loin de nous,
Mais où sont les visages,
Ceux que nous avons porté à l’intérieur de nos imaginations, invisibles comme Dieu,
Elle 
Oh, et si visibles pourtant, le dimanche et la nuit dans nos rêves,
Lui 
C’est cela deviner, voir par avance ce que l’on ne verra pas,
Mes enfants, où êtes-vous,
Et moi, où suis-je,
J’entends encore mes pas sur le chemin d’hiver,
Je revois mon visage aux flaques d’eau glacée où je me cherchais en vain comme sur un miroir,
Elle 
Je fus ton miroir,
Je te disais combien tu étais grand et fort,
Et je te chantais aux enfants avant qu’ils ne s’endorment,
Je les berçais de toi, de Dieu,
Lui 
Mais tu disais « danser », je me souviens des rondes, oui, c’est vrai,
Cercles enchantés que nous inventions à la lumière miroitante des saules,
À l’orée des forêts, où d’habitude nous tremblions, où nous avions tellement peur,
Lorsque nous nous y aventurions seuls et froids,
Elle 
N’oublie pas les danses,
Elles étaient cœur qui veut,
La joie venait toujours après la peine,
Lui 
Je devine ce que disent les tulles peintes,
Visions fragiles des vitraux qui furent nos seuls émerveillements,
Elle 
Nous avons peu vécu,
Lui 
Savons-nous même si nous avons vécu,
Elle 
Viens, délions-nous pour mieux nous rapprocher des autres
(Ils délient leurs liens et reculent vers les danseurs)
Lui 
Venez amis, dansez pour nous,
Et chantez avec vos corps ce que nous avons deviné,
Elle 
Oui, chantez avec vos corps,
Puisque nous n’avons pas su dire les mots,
Lui 
Soyez nouvelle présence de l’ancien, de nous,
Elle 
Vous êtes vivants, vous, aimez-nous, aimez-nous,
Lui 
Aimez-nous, merci, merci,
Elle 
Venez, merci,
Lui 
Tout cela est-il bien réel,
Puisque je fus si bref au monde,
Elle 
Oui, mais quel éblouissement,
Laisse faire la destinée et les danseurs,
Allez, viens,
Merci d’avoir été, venez, danseurs,
Lui 
Merci d’avoir été, venez, danseurs,
Elle 
Adieu,
Lui 
Adieu