Éblouissante critique de La Solde par Anne des Ocreries

Par Eric Mccomber
MERCREDI 8 FÉVRIER 2012
Comment j'ai passé une soirée avec Eric Mc Comber

Ah ! Je vous vois venir ! y a ceux, tous frétillants, qui vont arriver tout émoustillés, comme des chiens de chasse sur une piste fraîche : "hein ? hein ? quand ça ? où ça ? comment ? oh ? raconte !" - pis y a les "qui suivent pas" qui vont me demander : "heuuuu...ouais ? c'est qui, cet Eric Mc Comber ?"
Aux premiers, je dis : "patience, que je te narre !", et aux autres je conseille d'aller voir à cette adresse , y sauront tout !
Donc, ma soirée d'hier. Elle a, en fait, commencé bien avant ; elle a commencé quand je suis allée relever mon courrier, un peu avant midi, et que j'ai découvert dans ma boîte aux lettres le paquet que mon amie Venise m'avait posté mi-décembre, depuis le Québec. Wow ! que je me suis dis ! ça a fini par arriver ! ( hors délais, mais, aux prix prohibitifs que demandent les Postes Canadiennes pour expédier quoi que ce soit hors des frontières, on ne peut pas, en plus, leur demander d'être performants, hein, ce serait pas humain !).
Munie de mon précieux paquet, je me suis engouffrée dans mon chez-moi pas douillet du tout, pour en inventorier le contenu tout à loisir ; parmi tous les petits trésors contenus dans cet envoi, un objet quadrangulaire et parallélépipédique, à couverture qu'on rangerait dans les "rouges", mais qui est en fait de l'orange fluo des stylos Stabilos, un livre : LE troisième écrit d'Eric Mc Comber lui-même, intitulé "La Solde", et qui vient de sortir (il y a deux ou trois mois) aux éditions La Mèche.
Marrant, j'avais justement commencé à remonter mon retard sur son blog, à Eric. J'ai posé le livre à côté de moi, puis j'ai fini d'avaler trois mois de retard sur "Roule, Rosie, roule !" ; et, enfin, quand j'ai eu tout fait de ce que j'avais à faire, j'ai charrié une brouette de bois dans la cuisine, (oui, j'ai carrément rentré la brouette dans la cuisine, na !), histoire de ne plus mettre un pied dehors, avec le -11° d'attendu hier soir, ça me disait moyen, j'ai bourré mes poêles pour essayer de maintenir mes 15° à l'intérieur, et je me suis collée en pyjama, au pieu, parce qu'il n'existe aucun autre endroit confortable dans ma vieille baraque berrichonne si pittoresque. Puis j'ai rapatrié bouquin, bouffe, clopes, tout ça, pas loin, et une ou deux minettes parce que ça allait bien et que ça tient chaud.
Et j'ai donné le top-départ de ma soirée avec Eric, ou plutôt, avec son livre. Depuis le temps que j'attendais ça ! Depuis le temps que je me demandais ce qu'il écrivait, ce que j'allais lire.....
Ah ! j'vous sens déçus, hein ? vous espériez du croustillant, du cru, du salace, mes p'tits gorets ? Oh ! y en a eu.....le bouquin d'Eric, c'est pas de l'édulcoré pour les matantes à salon de thé ! (ce qui ne veut pas dire que toutes les personnes qui ont du mal à lire un style "cru" soient des matantes à salon de thé, loin de moi cette pensée ! ) - c'est du viril, ça, mes biquets, c'est écrit comme s'écrivent certaines existences, dans la sueur, le foutre et l'haleine fétide des vies sans issues.....je vous parle même pas des relents d'alcool ! ça fleure pas bon le désodorisant, ce bouquin-là, parce que ça parle d'une vie sans joie, d'un être sans joie. Et qui, pourtant, a pleinement conscience de la vaste farce universelle dans laquelle il se vautre.
Ça vous intrigue, hein, mes lapins ? Lisez le bouquin ! Vous croyez que le livre est déprimant, parce que je vous dis qu'il raconte une vie sans joie ? j'ai pourtant ri, à en chialer, des fous-rires que jusqu'ici seuls John Irving ou Tom Sharpe avaient réussi à m'extirper. Oui, vous allez rire, tellement cette farce est grotesque, tellement c'est "hénaurme", jubilatoire, cette gaudriole triste, ces ruts impensables, ces coïts "Cervantesques" où s'englue le personnage principal du livre, ce Don Quichotte poignant sans bataille et sans gloire, arrivé au bout de toutes ses espérances, et même au-delà de ses désespoirs. Comme dans Kundera, vous y verrez cette farce amère que peut être une vie, quand le destin s'en mêle. Et je vous jure que c'est une farce.
J'ai lu. Direct. D'une traite, du début à la fin. Parce que quand on commence, pas moyen de s'arrêter, ça vous happe. Et j'y étais ; dans ce cagibi où travaille Émile Duncan, au cœur de la grande cité bétonnée, cette fourmilière humaine décadente qui se cherche en vain du sens, dans un monde productiviste qui broie et qui lamine, sans états d'âmes (c'est pas positif !), sans poésie, sans beauté, sans gloire. Univers terne où la culture est vue presque comme un vice, la musique, une mauvaise habitude, l'écrivain, une sorte d'aliéné aux idées malsaines. Un monde froid ou l'être, renié au profit du paraître, crie en vain dans le vacarme consumériste d'une société sans but et sans desseins, notre monde, CE monde.
Écrit différemment, ça aurait pu me foutre un sacré bourdon, me coller la rage, des envies suicidaires - ou l'envie de tuer le premier connard à cravate bien-propre-sur-lui qui serait passé dans mon champ visuel (en pleine nuit, dans le Berry, au milieu de la cambrousse, notez, chuis assez à l'abri de ce genre de pulsion homicide).
Mais le talent d'Eric Mc Comber, c'est ça : en même temps qu'un regard des plus lucides sur ce que nous avons laissé construire, sur ce que nous avons permis d'être, une formidable auto-dérision grinçante, ubuesque, sauvage, LIBRE ! et jubilatoire, sur les travers d'un monde sans épaisseur ni contours qui se prend pour le réel.
Émile Duncan est un paumé, mais il ne l'est pas moins que les gens qu'il rencontre, qu'il s'agisse de sa famille ou des greluches de passage que la vie lui colle dans les pattes, ne sachant pas mieux que lui trouver un sens à leur vie ; ce pourquoi, sans doute, ces baises tristes et paradoxalement gaies, quand la fête des corps supplée la fête des âmes en déréliction. Et lorsqu'il se sent épris, enfin épris, ce pauvre Émile, plus paumé que jamais, en équilibre instable sur des relations toujours boîteuses, n'entend plus en écho de cet amour indécis que la même indécision de sa Dulcinée coincée dans un "devoir être" social seriné par les journaux, les médias, et l'air du temps, à la fois mal à l'aise dans le vieux schéma de vie de sa mère, et dans le modèle de "femme libérée" amazone dont elle n'a pas le mode d'emploi. Nos sociétés sont devenues injonctives et féroces : "soyez gagnants ! soyez libres ! soyez heureux ! " nous hurlent-elles de tous côtés.....mais elles ne nous disent plus ni comment, ni pourquoi, et nous louvoyons dans la brume, éternels Ulysses d'éternelles villes moroses sous leurs festivités de néons, bourrés de désirs que nous ne savons plus élaborer pour donner du sens à nos vies, persuadés que consommer nous rendra plus heureux : " haha, j'ai plein de pognon que je dépense à des conneries, je suis plus heureux que toi ! "
En face de cela, Émile Duncan est nu, déchiré et sans armes ; il titube contre les murs de sa geôle, de verres en fille et de fille en verres, ne sachant où trouver d'issue, ignorant même s'il en est une.
Et tout cela, Eric Mc Comber nous le raconte avec une voix qui se grave au fer rouge dans nos chairs, et un vaste éclat de rire à la gueule de tous les dieux.
J'ai bien aimé, aussi, la forme du livre : Émile Duncan bosse comme correcteur d'agendas scolaires pour les "States", et c'est dans l'un d'entre eux qu'il écrit sa vie, au quotidien, et je me suis dit que ce que sont les États-Unis devenait bien plus compréhensible, quand on voit à quelle sorte de lavage de cerveau est soumise leur propre progéniture. Effarant, tout autant qu'effrayant ; monde voué à la soumission à la Norme, aux normes, monde standardisé, où il faut d'abord paraître, quoi que l'on soit - parce que l'être y est laissé en friche.
Dans le monde d’Émile Duncan, on solde, on solde toutes ces vieilleries que sont culture, poésie et littérature, musique et arts, solidarité et humanité - tous ce "superflu" qui faisait des hommes, mais puisqu'on a décidé qu'il fallait des robots, quel besoin ? "La Solde", c'est le vaste bazardage de toute une flopée d'espoirs qui ne savent plus comment fleurir. Et ce roman picaresque finit exactement comme il devait finir, dans la farce grossière de l'indécision, filant dans la nuit vers un avenir incertain, bardé de points d'interrogation.
Quand j'ai fermé le bouquin, il était vachement très tôt du matin, et j'étais hébétée comme quand on se prend une mandale en marchant dans la rue sans regarder devant soi, et qu'on se bouffe un poteau incongru, planté là dans le bitume. J'ai eu du mal à retraverser l'Atlantique pour rejoindre le Berry. J'avais fait un sacré voyage, mine de rien. Je me suis secouée. Je suis sortie appeler la chatte qui n'était pas rentrée, mais la garce taquinait le mulot hors de vue, j'ai fait chou blanc. J'ai poussé quelques pas jusqu'à la route, en dehors du cercle des lumières, le ciel était couvert, quelques flocons voltigeaient. Disparaissant au loin comme une ombre, m'est passée sous les yeux cette vision fugitive, d'une silhouette d'homme massive, la tête rentrée dans les épaules, chargée comme un baudet, titubant vers sa destinée hésitante... Tchao, Émile !
Ce ne fut qu'un instant, vous savez, ces clins d’œil que vous fait un bon auteur, quand son personnage est vivant, si vivant en lui qu'il sait lui donner âme, à défaut de chair (c'est déjà un début...).
Je suis rentrée me coucher. Dans la boîte-à-gueule de la cuisine, Peter Gabriel entamait "Mercy Street".
Pour ceux qui se diraient : "ouais, on le lirait bien, ton bouquin québécois, là, mais ousqu'on le trouve ?" , fastoche :
- On peut le commander (ou aller voir) à la Librairie du Québec, Paris 5ème, un clic sur Google et c'est fait, on peut même commander par téléphone !
- Ou aller chez son propre libraire (un vrai ! pas un de ces vendeux d'bouquins qui se prennent pour ce qu'ils ne sont pas !), qui lui, le commandera pour vous à la Librairie du Québec (compter de l'attente, faut 8 semaines s'ils doivent opérer le réassort ! les cargos s'enrhument, de ce temps-là....),
- ou, pour les moins timides, contacter l'auteur lui-même sur son blog, hé, ça ira plus vite, il est en France, pour le moment !! si ça se trouve, il a du stock ! tentez le coup....
Et, en désespoir de cause, l'auteur sera en Mars au Salon du Livre de Paris, bougez vos fesses !
— Anne des Ocreries
© Éric McComber