Aragon – Breton : « Et écris-moi, je suis si nu ! »

Publié le 20 février 2012 par Les Lettres Françaises

« Et écris-moi, je suis si nu ! »

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Aragon, Lettres à André Breton, 1918-1931

Ils s’étaient rencontrés à la fin de septembre 1917, au Val- de-Grâce. Il y avait entre eux la poésie, déjà la révolte et le refus que la poésie ne soit que cela – que littérature. Ils se déchirèrent en mars 1932, séparés, a-t-on dit, par la politique. Se quittèrent-ils pour autant ? Dans l’existence, c’est certain. Avec hauteur pour l’un, mutisme pour l’autre, longtemps, taisant leur plaie. Ils se sont considérés du coin de l’œil toujours, l’un polémiquant, l’autre dans un silence dont il ne sortira que tard, après la mort de l’ancien ami, pour des évocations disant, bien plus que la nostalgie d’une jeunesse, la tendresse enfouie… Qui, « ils » ? Faut-il continuer ? Depuis longtemps déjà, les deux jeunes poètes de 1917 sont entrés dans la légende et leur amitié brisée constitue l’une des pages les plus fameuses de l’histoire littéraire du siècle dernier. Non sans mélectures. Les éditions Gallimard viennent de publier, sous le titre Lettres à André Breton, 170 lettres d’Aragon à Breton échelonnées du 18 mai 1918 au 2 septembre 1931, dans une édition présentée et annotée par Lionel Follet.

Si l’on connaissait déjà quelques pièces partielles d’un bref et révélateur moment de crise entre les deux amis, en janvier 1919, quand Aragon se posait en mal-aimé et trahissait par l’intensité de son chagrin une amitié aux allures passionnelles, l’étendue ici de la correspondance révélée et commentée avec l’érudition irréprochable du spécialiste couvre une période autrement considérable. Il y manque, pour les amateurs de linéarité, les réponses de Breton, encore soumises pour quelques années au silence des archives. La voix seule d’Aragon, donc, se donne à entendre. Est-ce effet de cette solitude ? Il semble que l’une des constantes des lettres, et peut-être de la relation entre les deux amis, tient dans l’appel incessant d’Aragon à son destinataire, non sans chantages et danse des sept voiles : « Aussi de temps en temps je veux éprouver ton amitié et je demande : quelle est la couleur des arbres, et si tu me dis tricolores je saurai bien que tu mens. Mais tu réponds durement, avec des mots très purs. Alors je reprends TA main. »

André Breton, Louis Aragon, avec René Hislum et Paul Eluard

Deux massifs surtout forment l’essentiel du livre, et par là même l’apport décisif de cette publication : les années 1918- 1919, quand Aragon écrit depuis le front ou, plus tard, son affectation alsacienne, et les longues lettres détaillées écrites depuis Moscou, à l’automne de 1930, qui rendent compte du congrès des écrivains dit « de Kharkov », épisode fondamental pour l’histoire du surréalisme et la biographie d’Aragon. C’est dire l’importance de ce livre, si l’on veut le considérer comme un document. Pièce en mains, donc, Lionel Follet peut dans son introduction rompre avec les lectures et interprétations polémiques, outrancières, concernant ce fameux congrès. Rappelons donc, une fois encore, ce qu’il nous fut permis de supposer sur cette affaire, et qu’on est heureux de voir confirmé : non, Aragon – ni Sadoul, qui l’avait rejoint – ne s’est pas vendu aux autorités soviétiques à cette occasion. Trouvant le moyen par raccroc de se faire inviter à un congrès de littérateurs comme l’Union soviétique commençait à savoir les produire, alors qu’il s’était rendu avec Elsa Triolet à Moscou pour rendre visite à Lili Brik après le suicide de Maïakovski, Aragon a espéré y conquérir une reconnaissance des positions surréalistes en matière de création et faire du groupe, contre l’influence de Barbusse et d’écrivains plus traditionalistes, le véritable correspondant en France de l’avant-garde révolutionnaire. Les lettres montrent que tout se fit dans l’urgence et qu’Aragon s’est un peu naïvement (l’avenir l’aidera à progresser sur ce point…) félicité des succès de tribune – « le rapport sera publié in extenso », se réjouit-il le 20 novembre 1930 – en oubliant que, dans les labyrinthes de la politique, l’essentiel se joue en coulisses. Ainsi fut-il conduit, le théâtre de voix fini, et sous peine de voir perdus tous les bénéfices qu’il croyait avoir obtenus pour le surréalisme, à signer une déclaration se désolidarisant du Second Manifeste « dans la mesure où il contrarie le matérialisme dialectique ». L’apprenti stratège fut donc manipulé et les débutants en pratique du pouvoir défaits de leurs espérances. Peut-on espérer l’affaire close, et les polémiques ?

Bien plus passionnante est la découverte des lettres expédiées depuis le front. Elles confirment en grande partie ce qu’Aragon avait pu dire de sa guerre, la première, de l’étrange intensité de vie qu’il y connut : « Tout est ici étourdissant, vois-tu », note-t- il depuis le front. Il faut tenir compte évidemment de l’ironie, du dandysme juvénile et du choix, expliqué par Aragon plus tard, de ne pas faire « l’honneur » à la guerre de lui accorder attention. Mais même à compter avec cette défense bien compréhensible, la lecture de ces lettres est saisissante : la grande affaire est l’écriture, l’envoi de textes, les jugements. C’est aussi que par la rédaction des lettres, le soldat anéantit la guerre qui l’entoure, d’où l’entrain, la vivacité de certaines missives, faites pour séduire incontestablement, et s’étourdir en même temps : « Le temps merveilleux. Les tranchées. Ce petit bout de boyau. (…) Mais comme un homme que l’amour fatigue, le canon ne dit qu’un mot, et se recueille pour de futurs. » Les explications de l’éditeur permettent à qui veut s’y plonger de découvrir ici l’étendue des citations cachées, des références et effets de connivences entre les amis, dans une plume parfois un peu saturée, comme le sont les écritures commençantes. Les érudits chercheront (et trouveront) de quoi préciser où en étaient les admirations, les reconnaissances et les répudiations d’un jeune génie cherchant encore son propre chemin. On découvre ainsi la complexité de la relation à Apollinaire et l’on peut éprouver le petit plaisir de prendre la mémoire du vieil Aragon en flagrant délit d’enjolivement.

Pour qui connaît en effet la page émue par laquelle Aragon disait avoir été « aveuglé » par un petit bout de papier reçu de Breton lui écrivant : « Mais Guillaume Apollinaire vient de mourir », l’exclamation du 17 novembre 1918 aurait de quoi surprendre : « Apollinaire est mort Hourrah et c’est compris ! » Nulle duplicité cependant du jeune homme écrivant dans le même temps un hommage au défunt : le texte public dira aussi les limites d’un héritage, et le sentiment, aussi injuste qu’on voudra (cet âge est sans pitié), que l’auteur d’Alcools ne faisait que se survivre.

Mais cette correspondance n’est pas qu’un document d’histoire littéraire. Entre les inévitables échanges d’informations qui font parfois la pesanteur du genre, c’est, d’abord, une écriture qui s’essaie, joue et jouit de diversités qu’offre le genre ouvert de la lettre, s’amuse d’un jour à l’autre à se contredire, explore le décousu.

Les pépites dès lors abondent : « C’est un contemporain. Il faut tuer les contemporains », « Qui nous délivrera du style ? », « Ce qui m’étonne, ta voix est la seule qui ne s’altère pas par la poste », « Ce qui me dégoûte chez les poètes, c’est que ce sont des rusés ou des futés »… C’est aussi et déjà toute l’âme d’Aragon dans le scintillement d’une douleur qui ne se dit que par le jeu avec elle-même : « Chlore, ô chlorose. Toussant, ah, inutile de jouer avec les sons, ils ne rebondissent plus. Le mot : feuillée se détourne tristement de son sens.

Il faut bien que je me détourne de mes sens. Le vent frais du soir sur ma figure chasse le démon des lettres. Il pleut très doucement. Louis. »

Les Lettres à André Breton sont du Aragon. C’est tout dire.

Olivier Barbarant

Lettres à André Breton, 1918-1931,
de Louis Aragon.
Édition établie, présentée et annotée par Lionel Follet. Gallimard, 472 pages, 23,90 euros.