guère épais de Michel Robic (par Anne Malaprade)

Par Florence Trocmé

 
Roman d’une langue qui tire tantôt vers le muthos, tantôt vers le logos, cet opus emprunte son titre à un jugement médical abrupt porté sur le soldat-narrateur, chair à canon comme il se doit : « soldat, vous n’êtes guère épais… vous n’êtes pas tubard, j’espère ? il va falloir engraisser, la patrie elle a besoin de gars costauds en bonne santé, c’est bien compris ? » On croit en tout cas avoir compris que l’épaisseur problématique d’un corps induit celle, toute liquide, du livre, ainsi que le souligne malicieusement le sous-titre « ébauche de roman fleuve » : parcours de lecture qui nous fait naviguer jusqu’à des sources intertextuelles et intervisuelles fondatrices, parmi lesquelles Au cœur des ténèbres, roman fleuve et roman sur le fleuve s’il en est, qui devint cet Apocalypse majestueux et torturé orchestré par Coppola.  
 
Corps du narrateur, corps du livre, incorporation des matières et des sons, la chair est en guerre contre elle-même et contre un monde à la beauté stupéfiante qu’elle prolonge, magnifie et déconstruit. Le lieu de l’humanité acquiert une consistance nouvelle : elle provient de l’horreur de la guerre, d’une guerre l’autre — seconde guerre mondiale puis guerre de décolonisation —, survient de la bestialité humaine, et contrevient à une somptuosité qui pourtant s’impose à l’individu plongé dans l’horreur. L’humanité, donc, saisie par les matières : celles qu’elle produit (sang, larmes, déjections, vomis et jets de toutes sortes), celles qu’elle traverse (paysages, boues, eaux diverses, forêts luxuriantes), celles qu’elle invente (la langue s’impose comme le bruissement d’une musique qui gronde, menace, explose), celles qu’elle retrouve dans l’effraction que constituent les textes de livres survenant là où l’on ne les attendait plus (poème de Jean Parmentier ou pages arrachées de certains livres d’histoire). Matières en infraction, matières en surplus, matières diluviennes ordonnées par le rituel d’une page étroitement surveillée : Michel Robic invente un sacré cérémonial qui dompte la langue sans jamais restreindre l’expression de sa sauvagerie.  
 
Le lecteur marche dans ce livre comme le soldat avance dans la jungle ; on est côte à côte, au plus près de cette mémoire universelle dans laquelle nous sommes immergés. Chaque page fonctionne comme une scène littéraire ou cinématographique. On s’enfonce dans les pages de Proust, dans Céline, dans Conrad (un voyage à la page bis ?) et on passe à travers le miroir mémoriel d’auteurs essentiels. On pénètre dans les images tournées par Kubrick, Cimino et Coppola, ici remontées selon un imaginaire dédié cette fois au verbe et à son implosive explosion. On traverse une langue qui mène au bout de l’enfer, faisant l’épreuve d’une nuit interminable qui oriente le réel vers un cauchemar toujours plus éveillé. On crève, on souffre, on expérimente l’absurde et la bêtise, l’ordre injuste et la hiérarchie tyrannique, thanatos violant éros, éros donnant naissance à thanatos. Et cependant l’abomination ne dissout pas l’humour, comme sens et perspective (direction et mouvement, signification et emballement) : le titre commence fort (salut Tolstoï !), les approximations sonores font sens (Aristote défiguré reconfiguré lors d’un dialogue nocturne conduit au rappel d’un axiome militaire aussi évident qu’impossible, « la victoire un point c’est tout »), l’oral plus ou moins mélodieux gagne du terrain (« ça rêvassait tout ltemps », « la paix, la paix, ô la paipaix ! »). Bref, l’arme suprême, celle qui survit au chaos, c’est sans doute cette distanciation par laquelle le sujet colle à la matière tout en s’y décollant, marchant dans la langue, marchant sur la langue ­— au risque de s’y enfoncer et d’y enfoncer la vérité biographique et le témoignage historique. 
 
Le lecteur, à la suite du soldat, est stupéfait et fasciné. Il ne peut que plonger dans le ça et « tourner de l’œil » lui aussi en contournant son propre regard. Oui, une fois de plus, « ça a commencé comme ça », un ça conçu dans le corps et par le corps, un ça extensible au territoire et au temps, un ça qui n’en revient pas de faire conscience, un ça qui renvoie au crime et à l’innocence, un ça qui s’arrête sur la paix, elle aussi objet de croyances, fantasme perpétuel nourrissant l’arrêt des combats, la fête défaite des mots. Un ça qui souligne que la blessure fragilise et sauve tout à la fois, un ça si « long à écrire » qu’il faut le lire pour, justement, y croire, et y entendre la plus extrême des aventures humaines. A la guerre succède une paix qui ne peut être définie que négativement : car la fin de la guerre n’est pas encore tout à fait la paix, le silence des (l)armes mettant en jeu d’autres feux, d’autres massacres, d’autres barbaries pour lesquels aucun mot ne peut faire évidence. 
 
[Anne Malaprade] 
 
Michel Robic, guère épais, Al Dante, 2012