Les Vacances d'Eric Sautou (par Antoine Emaz)

Par Florence Trocmé

Livre étrange, déstabilisant, sans doute parce qu’il gomme les repères, estompe les frontières entre rêve, réel, mémoire, symbole… et ce, de plus en plus au fil des trois sections du livre. Mais d’abord le titre, benoît : Les Vacances. Difficile de ne pas penser aux grandes vacances d’enfance, surtout si la première partie du livre s’intitule Les souvenirs : « Le premier jour des vacances. Le chemin. La plage de galets. //Cinq d’une même famille. Frère de mes sœurs. » On se sent en territoire connu, la nostalgie : cela devrait embrayer sur le lyrisme élégiaque du temps passé sans retour. Mais le mode d’écriture choisi interdit ce glissement : des phrases le plus souvent averbales de moins d’une ligne se succèdent comme des notes elliptiques, des pense-bêtes, des nœuds au mouchoir d’enfance, des miettes. La mémoire est comme concassée en rappels sans développements ; le film hoquette en noir et blanc, muet. On peut lire là une solitude, une réclusion : j’écris pour moi, inutile d’en dire plus long. Ou bien considérer cette réduction au moindre comme une façon d’articuler le personnel au commun : mon enfance n’est pas différente, ou extraordinaire : « Le bleu du ciel en été. // L’écume. Le baume solaire. La bouée. » Jusqu’ici, pas de difficulté : un kaléidoscope d’enfance. Cela se complique ensuite lorsqu’apparaissent des fragments qui font disjoncter la série, comme des commentaires : « Un monde (révolu). Les gestes (silencieux). // Quoi que l’on fasse le temps se perd. » Les parenthèses participent fortement à cet aspect heurté : on ne sait trop quelle fonction leur attribuer : correction, ajout explicatif, hésitation sur la version finale… ? Mais elles perturbent volontairement la lecture ; elles désaxent,  déshabituent l’œil. D’autres fragments, par leur oralité décontextualisée, jouent le même rôle : « J’aime bien cette photo, là, celle-là. » Qui parle ? À qui ? Le fragment suivant indique seulement un constat : « Les choses ont vieilli sur la commode. » Ce qui frappe dans cette première partie, c’est le double travail de fixation et de désorientation. Un lyrisme qui s’interdit ? En tout cas, il y a bien là en somme un paysage, un amour, le deuil d’un temps… mais la saisie éclatée que l’écriture nous propose ne permet pas de construire quelque chose de stable : on reste dans une mouvance de mémoire, une sorte d’erre des souvenirs : ils s’entrechoquent faiblement, s’articulent ou se juxtaposent seulement. Poème-besace, petit sac où l’on entend le bruit des billes et des calots d’agate. Par contre, dès ce premier temps du livre, un motif est nettement marqué : l’écriture. « J’écris les mots que je vois. » Est-ce l’enfant qui recopie la page d’écriture, le devoir de vacances ? « Lire, écrire (souvenirs minuscules). », « Lire. Écrire. », « Je ne sais rien quand j’écris. », « J’écris pour être là. »… Autant de fragments qui ponctuent la série et insistent sur le même point, sans que l’on sache s’il s’agit de l’enfant découvrant la page ou du poète adulte  réfléchissant sa propre pratique. Une note m’arrête comme un art poétique « (De même la poésie ne veut pas qu’on appuie.). » Cela me paraît très juste pour cette forme aussi brève que fragmentée, même si s’affirment déjà à travers elle des motifs qui seront fortement récurrents par la suite. 
 
La partie centrale du livre, et la plus longue, s’intitule Les poèmes. Un peu comme si l’on passait de la simple fixation de moments d’enfance à l’élaboration poétique de cette matière de mémoire. La forme change : vingt-deux poèmes de longueur variable, en vers libres. Du point de vue thématique, on est frappé par une relative pauvreté, mais ce terme n’a chez moi aucune valeur péjorative, au contraire. On retrouve ici le kaléidoscope : l’essentiel n’est pas de diversifier les motifs, mais de multiplier leurs agencements : l’écriture, la pluie, les fleurs, les insectes, le rêve… Ces éléments, à force de reprises, deviennent obsessifs et en même temps s’émancipent dans une sorte de zone floue entre réalité et image. Ainsi pour écrire : il n’est guère de poème sans que le verbe soit présent, mais est-ce écrire une lettre, un journal, un poème… ? De même, dans « je vous écris » on entend aussi bien j’écris à propos de vous que je vous écris une lettre. Dans son article publié sur Poezibao il y a quelques jours, Ariane Dreyfus a justement noté la proximité entre pleurer et pleuvoir. Pour « fleur » on peut penser tout autant à un bouquet quelconque qu’à « l’absente » de Mallarmé ou aux « fleurs maladives » de Baudelaire.  
 
Sur le plan de l’émotion, la séparation amoureuse domine dans ces poèmes : « dans la ville / il pleut où l’on est seul je ne fais rien de plus //(…)chers chers souvenirs (son cœur vivant s’est arrêté) je suis délivré de ma peine ». Une fois cela posé (une contemporaine chanson du mal-aimé ?), la figure de l’autre devient floue. S’agit-il de la mère (« Ma mère n’est pas plus que l’amour mais j’y demeure »), du père (« père mon père que je m’endorme à ta main »), d’un autre amour (« j’essaie de vous revoir je vous retrouve au bord / je regarde et c’est vous c’est encore plus sombre ») ? Les indices personnels indiquent ce flottement : « vous », « tu », « il »… On en arrive à repenser le titre et à entendre Les Vacances comme les vides d’une vie, les disparus, les « voix chères qui se sont tues ». 
Une dernière remarque sur cette partie du livre, et je rejoins de nouveau l’analyse d’Ariane Dreyfus : l’importance de la rythmique dans ces poèmes, notamment l’insistance de l’alexandrin. Comme si, dans ce monde flottant, incertain, restait possible une démarche de langue libre autant qu’assurée. 
 
La dernière partie, qui est aussi l’ultime page du livre, ne dénoue pas l’énigme. Pourquoi ce titre la lettre alors que le poème n’a rien d’épistolaire dans sa forme ? Faut-il entendre une lettre particulière de l’alphabet ? Qui est ce « il » qui semble commencer un récit immédiatement suspendu : « Quand je vivais là-bas… » ? La chute, avec ses deux octosyllabes ne tranche rien de définitif. Au contraire, elle affirme la limite, le bord, le manque d’un être dont le nom restera tu : « Je n’écris pas beaucoup plus loin / J’écris ton nom, je m’en souviens. » La poésie, comme dire autant que possible. 
 
[Antoine Emaz] 
 
Eric Sautou – Les vacances –  
Editions Flammarion, collection Poésie, 190 pages, 16€