Joseph Süss: Detlev Glanert triomphe au Theater-am-Gärtnezrplatz

Publié le 05 mars 2012 par Luc-Henri Roger @munichandco
Avant de fermer ses portes pour restauration, le Theater-am-Gärtnerplatz monte son projet le plus ambitieux de la saison: la création munichoise d'un opéra contemporain du compositeur allemand Detlev Glanert, Jospeh Süss, un opéra présenté pour la première fois à Brême en 1999. La première munichoise a eu lieu ce samedi 3 mars 2012 et ce fut un triomphe d'exception. Nous l'avons présenté dans un post précédent.
L'oeuvre de Detlev Glanert fouille les tréfonds de l'âme humaine et ce qu'il donne à voir dans ses opéras peut paraître bien sombre. Et si nous sommes tels que cette humanité qu'il donne à voir et dont il nous tend un miroir visuel et sonore, comment se fait-il qu'on sorte ravi et enthousiaste, avec l'impression d'avoir passé un des moments culturels les plus extraordinaires de notre vie? C'est sans doute que la vérité, quand elle est exprimée, donnée à voir et à entendre, offerte avec une telle perfection de choeurs, d'orchestre, d'écriture musicale, d'écriture du livret, de costumes, de décors et de mise en scène, c'est que la vérité est ainsi bonne à dire, transformatrice et cathartique. L'opéra baroque contemporain de Detlev Ganert renoue avec la plus pure tradition du théâtre antique: il énonce nos infâmies et peut être réussit-il à quelque peu à nous en purifier, en tout cas à nous y faire réfléchir. 
Si des amateurs non germanophones abordent cet opéra, il est probable qu'ils pénétreront  des terres inconnues. Pour la plupart, ils n'auront jamais entendu évoquer l'histoire des Juifs de cour au 18ème siècle allemand ou autrichien, et a fortiori celle de Joseph Süss Oppenheimer, pas plus que ne seront familières la littérature qui s'en était inspirée ou la filmographie qui en était issue, et encore moins le détournement du sujet par les Nazis, qui s'en sont largement servis aux fins de leur propagande anti-sémite. Cette terra incognita, pour les non spécialistes, constitutive de l'histoire de l'Allemagne et de l'histoire des mentalités en Allemagne constitue cependant un sujet d'étude passionnant.
Le compositeur et les auteurs du livret ne pouvaient bien sûr pas faire l'économie de la dénonciation de l'anti-sémitisme, mais leur angle d'attaque est particulièrement intéressant. Leur présentation n'en devient pas pour autant pro-sémite ou apologétique, mais refuse et dépasse la dichomie simpliste. Le personnage de Jospeh Süss, pour le peu que l'on sache véritablement de sa biographie ou pour la manière dont Lion Feuchtwanger l'aborde dans son roman, n'incite pas à la sympathie. Chez Glanert, l'absence de moralité qui anime Süss dans son goût pour la manipulation de la finance et surtout pour le pouvoir qu'elle procure n'est caractéristique ni d'une religion ni d'un peuple qui la pratique. Glanert place face au Juif Süss le protestant Weissensee qui en est comme le jumeau: tous deux ont le goût immodéré du pouvoir et des honneurs, une quasi absence d'émotion et de moralité, ils sont tous deux pères de ravissantes jeunes filles élevées à l'abri de la corruption du monde et, à deux moments différents de l'action, livrent la fille de l'autre à la concupiscence effrenée du Duc de Würtemberg, qui dans son libertinage effrené et insatiable n'hésite pas à exercer son 'droit' de cuissage. Dans l'opéra de Glanert, il y a comme un au-delà de l'appartenance religieuse dans le sens que tous les protagonistes avides de pouvoir et d'honneur, le Duc, Weissensee et Jospeh Süss sont immoraux, qu'ils soient catholique, juif ou protestant.  Les autres personnages secondaires, la fille de Weissensee, la fille de Süss et le rabbin qui lui sert de précepteur, s'ils sont des âmes innocentes et pures, seront ravagés par l'infâmie et la déchéance des puissants. Trois protagonistes égoïstes, prêts à tout pour satisfaire leurs goûts du luxe ou de la puissance, qui sont à la fois le miroir peu ragoûtant des puissants qui tiennent les ficelles de notre société consumériste et individualiste. L'échec des ces vies ne tient pas à l'appartenance religieuse ou raciale, elle tient à l'absence de moralité et d'émotion, à l'absence de ce qui constitue les fondements même d'une humanité. Et les foules manipulées constituées par les choeurs sont toutes prêtes à charger un bouc émissaire des maux dont elles souffrent. Aux personnages mentionnés, il faut encore ajouter la maîtresse en titre du Duc, une cantatrice d'opéra qui ne rêve que de reconnaissance et qui exige qu'on lui construise à grands frais un opéra où elle pourra donner la pleine mesure de son art. Une jolie mise en abyme. Sans doute faudrait-il nuancer quelque peu le propos et montrer la complexité de personnages comme Süss et Weissensee, partagés qu'ils sont entre leur volonté de puissance et leur amour paternel, mais le goût du pouvoir l'emporte de beaucoup.

Le compositeur et les librettistes ont dû réussir le tour de force de ramener le roman de Feucthwanger à une action interprétée par 7 personnages. S'ils y ont sans doute été aidés par le fait que Feuchtwanger avait d'abord composé une pièce de théâtre sur Joseph Süss avant de se lancer dans l'écriture d'un roman, le pari est parfaitement réussi: le livret est resserré et efficace, avec des instants poétiques et une montée de la tension dramatique qui culmine au final avec la scène de l'exécution. Les auteurs ont choisi de placer toute l'action à la fin de l'histoire du Juif Süss, au moment où, emprisonné après la mort inopinée du Duc, il attend sa condamnation et sa probable exécution. Dans son cachot Joseph Süss vit des moments actuels entrecoupés de réminiscences de scènes de son passé. Les voix cauchemardesques des vivants et des morts envahissent sa celulle, notamment celle de sa fille Naemi, qui a succombé au viol que lui a fait subir le duc et qui l'enjoint de la rejoindre dans la mort. Cela donne un opéra de chambre en treize scènes pour 7 chanteurs et choeurs et qui dure une heure et demie. Au final, dans une apothéose du tragique, Joseph Süss refuse toute offre de rédemption et la peur, le bruit et la fureur de ses cris couvrent la voix de sa fille qui l'appelle de l'au-delà et même que le roulement du tambour qui annonce l'exécution imminente.
L'écriture musicale est proprement extraordinaire. On est entraîné dans un univers très actuel de bruitages où dominent souvent les percussions, les cuivres et les instruments à vent, avec l'utilisation du synthétiseur, et qui encadre les spectateurs pour les conduire dans les agencements d'un univers acoustique baroque contemporain. Baroque par la clarté des sons, par des couleurs claires et tranchées, par la hauteur, jusqu'aux cris, des trompettes et des hautbois, avec des agencements et des sonorités qui évoquent la musique des fugues de Jean-Sébastien Bach. Avec aussi les influences de Gustav Mahler pour la structure et le sens dramatique et celle de Maurice Ravel pour la "mascarade des sons". La musique a été écrite pour un orchestre volontairement incomplet, un orchestre où il manque des instruments: il manque de cors, un groupe entier de violons n'est pas présent, il n'y a qu'une seule clarinette basse. Ce qui favorise l'accumulation des sons clairs, et qui rappelle les années 1930, au moment où le pouvoir interdit aux orchestres allemands de continuer à employer leurs musiciens juifs, ce qui les a contraints de jouer avec des effectifs réduits. Au Theatre-am-Gärtnerplatz Roger Epple au pupitre et les musiciens ont travaillé à l'excellence la partition de Glanert. Le résultat en  est extraordinaire.
Guy Montavon, un grand spécialiste de l'opéra contemporain (on pense p.ex. à sa mise en scène de  Waiting for the barbarians de Philip Glass), fait commencer l'action  dans une forêt dont on dira qu'elle est située au sud de l'Allemagne puisque des paysans en culottes de cuir s'y promènent. La forêt est interdite aux Juifs comme le rappellent de nombreuses pancartes (Juden sind in unseren deutschen Wäldern nicht erwünscht/ Forêts Juifs non admis) et les paysans se racontent des blagues au racisme prononcé. Le ton anti-sémite est donné. Quand le rideau à l'allemande où était peinte la forêt se lève on se retrouve dans le cachot de Süss, un cachot dont les parois sont faites des lingots d'or qu'il a amassés alors qu'il servait le duc. Au-dessus du cachot, se trouve déjà la cage de pendaison dans laquelle périra Joseph Süss. (A Stuttgart, la pendaison du Juif de Cour avait été organisée comme un grand spectacle auquel plus de 10000 personnes avaient assisté. Süss avait été enfermé dans une cage de fer suspendue à très grande hauteur, la corde au cou. Le bourreau n'avait eu qu'à faire tomber le fond de cage. Le cadavre était resté exposé pendant des années dans sa cage suspendue, à titre de souvenir et d'exemple.) Suit ensuite une scène avec le Duc portant un costume hybride d'habit de cour et de de rocker, lutinant sa maîtresse sur un grand lit entouré du choeur des courtisans et du peuple à qui il jette des biscuits comme à une meute de chiens. La scène donne le ton de la soirée: le tableau en est brillamment conçu.

Costume pour Joseph Süss par Peter Sykora

Montavon et Peter Sykora pour les costumes et les décors donnent une esthétique du blanc et du noir: noir des colonnes miroirs aux reflets mica sur lesquelles se détachent pour certaines scènes des vitrines contenant les objets précieux chers aux cabinets de curiosité des nobles des époques baroques: orfèvreries, oeufs d'autruches et autres porcelaines chinoises. Les choeurs apparaissent en costumes et perruques d'époque, blancs à galons dorés, les visages et les perruques sont enfarinés, amidonnés dans leurs réactions programmées de revendications, de racisme, de haine et de vengeance. Le Duc est habillé d'un costume du même style que celui de ses sujets, avec un juste-au-corps clinquant à la Elvis Presley. Blanche aussi la robe de la cantatrice. Le Conseiller Weissensee en habit noir compose un Tartuffe arborant une grande croix pectorale. Presque tout le temps en scène, Joseph Süss tranche par son costume de cour d'un rouge flamboyant qui évoque tant l'incroyable entregent du personnage que sa persécution annoncée. La couleur  rouge se répète dans le masque du bourreau, rouges encore  la corde de pendaison et la cage du pendu, ou le pourtour des hauts-parleurs qui annonceront le verdict. Les passages d'une scène à l'autre se font insensiblement par plateau tournant. Montavon a le sens des tableaux et de la composition, il sait placer les chanteurs et le choeur et crée des effets optiques parlants et des plus réussis. Il a le sens du drame et de l'action resserrée qui le mène à son comble, qu'intensifient encore les lumières de Rolf Essers.
Gary Martin donne une interprétation très sobre de Joseph Süss en campant un personnage qui sait se retenir pour mieux sauter une fois l'occasion propice. C'est sans doute le rôle le plus difficile à interpréter, un rôle exigeant puisqu'il ne quitte pratiquement pas la scène et qu'il focalise toute la tension dramatique. Stefan Sevenich est l'acteur consommé qu'on connaît, il met toute la puissance de sa rondeur sautillante au service du Duc qu'il incarne avec un sens parfait de la représentation de l'ignoble et de l'odieux, sans bouffonnerie mais avec la bestialité voulue. Il donne un duc souverain et imbécile. Un magnifique acteur. Remarquable aussi l' interprétation de Naémi par Carolin Neukamm et la Magdalena de Therese Wincent. Karolina Andersson dans le rôle de la cantatrice joue une diva capricieuse mais pas très sûre de son talent. Le conseiller Weissensee de Mark Bowman-Hester est lui aussi convainquant.
Le Theater-am-Gärtnerplatz offre la possibilité d'assister à une oeuvre majeure d'un des plus grands compositeurs contemporains. Un spectacle d'une qualité rarement atteinte, une des meilleures mises en scène que l'on ait pu voir ces deux dernières années à Munich, toutes salles d'opéra confondues.
Agenda

Les 7, 11, 20, 22,26 et 30 mars Les 1, 5, 11 et 19 avril
Pour réserver, cliquer ici puis sur la date désirée et suivre la procédure.
A ne pas manquer!


Photos: Hermann Posch