❛Disques & Livre❜ 'La Cour de Bayreuth' & 'Les Baricades Mistérieuses' (Brilliant) • Miguel Yisrael, ou l'extension du domaine du Luth

Publié le 13 décembre 2011 par Appoggiature @App0gg1ature
Guerre de Sept Ans, 5 novembre 1757. À Rossbach (Saxe), les troupes prussiennes menées par Frédéric II, remportent, dans un combat pourtant à un contre deux, une victoire éclair sur la coalition franco-autrichienne. David triomphant de Goliath si l'on veut - et aussi, quatre ans après la brouille entre Voltaire et le même Frédéric II, sinon la fin, du moins le tournant d'un tropisme européen, celui de la francophilie. Le français est en effet la langue de l'aristocratie européenne ; avec la langue s'exportent pareillement la culture, les beaux-arts, les modes de vie. Et la musique, mode d'expression de cour par excellence. Surtout en Prusse ! Frédéric, nous le savons, est musicien - il compose, et joue de cette flûte traversière dont la plus grande des écoles sera d'ailleurs française, initiée par un François Devienne naissant au même moment. La sœur aînée du monarque, Wilhelmine, devenue par alliance margravine (épouse du margrave) de Bayreuth où elle tient cour, également compositrice, s'adonne quant à elle aux joies des cordes pincées : plus francophile s'il est possible que son frère,  elle joue du luth.
Dérivés du luth arabe, le luth Renaissance puis le luth baroque ont probablement conquis certaines de leurs plus grandes lettres de noblesse continentales en France. Les plus grandes - mais pas les seules, il s'en faut. Aux côtés d'une école anglaise représentée entre autres par John Dowland (1563-1626) - et de quelques météores libres de droits tel que l'Italo-Allemand Giovanni Geronimo Kapsberger (c.1580-1651) - il existe de fait pour cet instrument, hors Johann Sebastian Bach (1685-1750) ou Silvius Leopold Weiss (1687-1750), une abondante littérature germanique. C'est celle - francisante, éducation oblige - réunie autour de Wilhelmine, qu'illustre le deuxième opus discographique du luthiste d'origine lusitanienne Miguel Yisrael (photographie ci-dessous), sous le titre de The Court of Bayreuth.  Hommage à l'un des cénacles aristocratique éclairés parmi les plus brillants de l'Europe de son temps.

Qu'entendre par composition francisante ? Laissons s'exprimer l'interprète : "le luth baroque est un instrument développé et inventé par les Français. Et il fut inventé à une époque où les codes sociaux étaient d’un grand raffinement, notamment au sein des salons littéraires, comme celui de Mme de Sévigné, où naquit, en quelque sorte, la littérature précieuse. (...) Le luth baroque ne peut pas être dissocié de tout cela ; c’est un instrument qui a été créé pour permettre l’expression d’un type de langage : un langage de raffinement, de préciosité, de poésie, en somme, un langage digne des princes et des rois."(1) Un raffinement tout de virtuosité, au sens de maîtrise suprême des ornements, et une préciosité qui n'est pas confidence - à moins que cette dernière ne reste galante, c'est à dire mesurée. Voilà en quoi, en dépit de la déferlante hexagonale, l'appropriation du luth par l'Allemagne ne peut être réduite à une décalque, un clone du goût français, alors que se répand outre-Rhin l'Empfindsamkeit ("sensibilité") : mouvement littéraire et artistique qui bercera en partie, plus tard, le Sturm und Drang.
Pas de plus parlante illustration que l'entame du recueil, une Sonate en fa mineur de Joachim Bernhard Hagen (1720-1787), suivie d'une autre en sol mineur d'Adam Falckenhagen (1697-1754, extrait vidéo ci-dessus), qui fut le maître du précédent. De découpe tripartite, elles débutent, à la manière corellienne, par un Largo : si Falckenhagen fut élève de Weiss, grand voyageur devant l'Éternel, Hagen - par ailleurs violoniste - reçut pour sa part l'enseignement de Geminiani. Tandis que le déroulé et la technique de ces pièces en appellent toujours à l'influence française, c'est bien leur climax - orienté plein septentrion par la modalité mineure - qui susurre à nos oreilles un air un tant soit peu nouveau. Air, oui, véritablement, avec ce que cela suppose de vocal, de cantabile ; par exemple parmi tant d'autres, le merveilleux Tempo giusto d'une infinie mélancolie, refermant la Falckenhagen.
Car il chante, le toucher de Miguel Yisrael, dans ces Sonates comme celles qui les complètent (2) ! Il n'est certes pas anodin que le jeune luthiste ait fait publier (chez Ut Orpheusillustration ci-contre) une méthode de jeu, entendant combler un espace pédagogique laissé en jachère, et ayant par là-même rencontré un fort écho. Doté, pour cet enregistrement, d'un magnifique instrument à treize chœurs dû à l'Américain Cezar Mateus, ce disciple d'Hopkinson Smith - il est de moins fastueuses parentèles - régale, donc, d'autant plus de souplesse qu'il illustre, avec la plus troublante simplicité du monde, les deux acceptions que nous pouvons donner au mot tact. Celle de l'étymologie, ici leçon de doigté, technique ornementale souveraine et profondeur expressive ne s'éloignant jamais l'une de l'autre. Puis celle, figurée, de la délicatesse, de la pudeur d'arachnéens piani - véritable fil d'Ariane de ces camées ouvragés, le musicien laissant d'un bout à l'autre s'épancher, avec l'apparent détachement qui est la marque des plus grands, l'âme de compositeurs possiblement tourmentés.
En d'autres termes, Miguel Yisrael réussit le tour de force d'habiller, sans effort flagrant pour l'oreille, la préciosité (ici encore le principal point cardinal, jamais escamoté) des atours de cette Empfindsamkeit à la féconde postérité. Cela revient à esquisser à la pointe du pinceau, chez des Boucher ou des Fragonard d'imperceptibles moirures annonçant Friedrich ! Comment dire davantage le miracle d'un panorama dont d'éparses racines formelles continuent de procéder, nous l'avons dit, du buon gusto d'un Corelli ? Cette Cour de Bayreuth s'avère ainsi une réussite totale, complétant à la perfection celle du précédent volume, Les Baricades Mistérieuses (graphie d'origine), premier disque d'un luthiste encore dénommé à l'époque (2008) Miguel Serdoura.
L'effet de miroir est dû à Silvius Leopold Weiss. Tandis que le Silésien se fait tuteur à Bayreuth par l'enseignement qu'il délivra à Falckenhagen, lequel le transmit à Hagen, il est présent en personne dans le recueil "français", dont le titre est bien sûr emprunté à François Couperin, dit le Grand. Par quel stratagème d'ailleurs, puisqu'aussi bien rien n'atteste de rencontre entre ces deux génies de la musique de leur temps ? Il s'agit en fait, selon ce qu'explique la notice de Jean-Marie Monod, d'une conjecture, d'un concert imaginaire (3) qu'aurait pu organiser un Couperin invitant à Paris son illustre collègue afin d'honorer ces formes cycliques qui firent florès à l'ère baroque : rondeaux, passacailles et semblables chaconnes. Autour de Weiss, représenté par la Passacaille en ré, et de son hôte, sont conviés un Allemand (David Kellner, 1670-1748) ainsi que trois Français : Jacques de Saint-Luc (1616-1708), Ennemond Gaultier (1575-1651), enfin Jacques Gallot (mort en 1685).
Les célèbres Baricades ont connu bien des avatars, comme si l'étrangeté d'un titre promis à une gloire durable avait suscité des vocations de transcripteurs, pour théorbe, guitare... et même piano (György Cziffra) ; avouons qu'en dehors du clavecin dédicataire, rarement cette pièce nous aura autant apporté de plaisir qu'ici, au luth. Quel que soit l'ésotérisme de sa signification (à supposer qu'il faille en trouver une), les jeux d'ombre, de retenue, d'intermittences et d'éclaircies fugaces qui la caractérisent se voient restitués par une pudeur superlative ; celle-ci, auréolée de libertés de dynamique et de tempo ne pouvant appartenir - là encore - qu'à un très grand peintre. De Couperin à Watteau, voici Miguel Yisrael brossant sa vision personnelle de l'Embarquement pour Cythère (ci-dessous) ! (4)

Les pages de Saint-Luc et Gallot sont bien plus qu'un agrément de programme  : du second nommé, des Folies d'Espagne - "Folia" donc, issues en réalité du Portugal, atavisme d'un artiste lisboète - viennent immédiatement s'ancrer dans les mémoires les plus volatiles. Cependant, l'équilibre de l'ensemble repose avant tout sur un monumental diptyque, une mise en abîme des deux plus vastes Chaconnes conçues pour l'instrument, celles de Kellner et Ennemond Gaultier (La Cascade). Rien moins que des temples vertigineux, en tous points comparables à l'opus magnum pour violon de Bach, au cours desquels Miguel Yisrael déploie - outre sa polyphonie et sa technique sans pareilles - les plus obsédantes oraisons.
"Il y a encore presque tout à découvrir en ce qui concerne le répertoire pour luth baroque, immense autant par sa quantité que par sa qualité !" (1) prend-il soin de préciser ; Weiss et Bach en étant certainement les arbres qui cachent la forêt. En nos temps incertains, où des cordes pincées associées à un petit ensemble peuvent se prêter à des initiatives contestables (si ce n'est déplorables) de "cross-over à l'ancienne", l'existence d'un passeur aussi jeune, aussi virtuose, aussi poète - et doté d'un aussi féroce appétit de dénicheur - est un baume réconfortant à faire connaître et diffuser autour de soi à tout prix. Son troisième récital, consacré cette fois à la plus que méconnue école autrichienne, par le prisme de deux de ses compositeurs-phares, Lauffensteiner (1676-1754) et Weichenberger (1676-1740, visuel ci-dessus), est annoncé pour le prochain avril : voilà de ces promesses fantasques et envoûtantes qu'il convient, en cette période de Noël, de narrer sans fin lors de nos veillées.
(1) Extrait de l'entretien avec Miguel Yisrael, réalisé le 24 août 2010 par Adrien De Vries pour Classique News.
(2) Sans être inscrites dans une tonalité mineure, les alter ego de Falckenhagen et Hagen enregistrées ici n'en sont pas moins admirables ! À noter la présence de Christian Gottlieb Scheidler (1752-1815), par le biais de très rococo Variations sur un thème du Don Giovanni de Mozart, parvenant à disloquer dans d'inattendues perspectives l'ossature bien connue de Finch'han dal vino. Cette œuvre est par ailleurs l'une des dernières compositions authentiquement destinées au luth que nous ait transmises l'histoire.


(3) Cette démarche n'est finalement pas éloignée de celle d'un Leonardo Garcia Alarcon - cette fois au service d'un compositeur unique -, lorsque ce dernier bâtit à partir de partitions existantes ses Vêpres à Saint Marc de Vivaldi : un corpus fastueux, dont la splendeur n'a d'égale que l'incertitude historique...


(4) Clin d'œil en retour à The Court of Bayreuth, d'une certaine manière. En effet, cet Embarquement (distinct du Pèlerinage à l'île de Cythère, réalisé un an auparavant et visible au Louvre) se trouve conservé au château de Charlottenburg. Il fut, précisément, l'un des orgueils francophiles des collections de... Frédéric II.


❛À noter, la haute pertinence des illustrations choisies en visuel de couverture, avec explications dans le livret bilingue. Pour le disque "allemand", un double portrait de Frédéric II et de sa sœur Wilhelmine, dû à Antoine Pesne (1683-1757). S'agissant du disque "français", le Baiser à la dérobée de Jean-Honoré Fragonard (1732-1806)❜

 un texte de Jacques Duffourg.

The Court of Bayreuth (2010) & Les Baricades Mistérieuses (2008), deux disques de Miguel Yisrael (précédemment Miguel Serdoura) édités chez Brilliant Classics - Compositions : Hagen, Falckenhagen, Scheidler - Couperin, Weiss, Kellner, Gaultier, Gallot, Saint-Luc. Le livre (Méthode de Luth Baroque) peut être acheté ICI. Ces disques peuvent êtres achetés ICI et ICI.
 À consulter avec profit, le site de Miguel Yisrael.
Crédits iconographiques - Visuels CD de la marque Brilliant -  Miguel Yisrael photographié par Jean-Baptiste Millot - Vidéogramme promotionnel YouTube - Visuel Livre de la marque Ut Orpheus - Embarquement pour Cythère, une toile d'Antoine Watteau conservée au Château de Charlottenburg.