Une représentation théâtrale ne serait-elle qu'un rite séculier, voire païen ? Ne passons pas à côté de toute une dramaturgie sacrée dont l'époque baroque fut prodigue, et pas seulement en Allemagne du nord, terre d'élection de ces histoires de la Passion du Christ ! Ce qu'on appellerait aujourd'hui la lettre de mission dévolue au compositeur par les autorités de Leipzig n'a pas contribué à clarifier la donne, puisqu'elle énonce, en des termes désormais notoires (révélateurs, en creux, des pratiques en vigueur) : « composer une musique de nature qu'elle ne paraisse pas sortir d'un théâtre, mais bien plutôt qu'elle incite les auditeurs à la piété ». Place à la contemplation. Une écoute, même superficielle, de sa Saint Jean illustre pourtant que Bach n'en a pas plus tenu compte que ses prédécesseurs, tant il s'y vautre dans le drame le plus violent, et ce dès le chœur d'entrée. Plus ample, plus développée, plus méditative par contrecoup, sa cadette Saint Matthieu, offerte ce soir en l'Abbatiale Saint Robert de La Chaise-Dieu, peut se prêter à une restitution légèrement moins heurtée ; pas davantage à un hiératisme immanent.
Le cœur dramatique, c'est l'Évangéliste.
Le surcroît de vérité du théâtre, c'est aussi la spatialisation, la profondeur de champ. Lasserre l’impose en recourant au double orchestre (une seule viole de gambe, toutefois) et au double chœur de deux fois douze voix, comprenant les huit solistes placés symétriquement de part et d'autre, tandis que seize chanteurs supplétifs (le ripieno) forment quatre groupes de quatre parties disposés à l'arrière-plan. En leur sein officient les intervenants ponctuels tels que Pierre, les servantes, l'épouse de Pilate, etc., Pilate lui-même, ainsi que Judas, étant incarnés par Benoît Arnould et Philippe Roche. C'est en solo que ces deux basses donnent le meilleur d'elles-mêmes : Roche sans doute plus débonnaire qu'affligé, mais admirable de phrasé, Arnould, d'un dépouillement quasi mystique en un Mache dich, mein Herze, rein au balancement commotionnel.
En soprano, Céline Scheen, qui ne cède que le premier air à sa consœur Cécile Kempenaers, n'a pas une voix extrêmement puissante, mais une musicalité hors pair, certainement, ocellant de ses aigus surnaturels les voûtes de l'Abbatiale, en particulier lors d'un Aus Liebe, aus Liebe incantatoire. Le doux tapis sonore qu'y tissent les instruments obligés (flûte, hautbois), interlocuteurs bien plus que faire-valoir, témoigne autant du talent des musiciens que du savoir-faire de la cheffe qui les a formés. Celle-ci n'a pas son pareil pour tirer le meilleur de ces obbligati dont la Saint Matthieu est littéralement truffée : pas moins de dix récitatifs drus et intenses, nourris de ces délicates interventions instrumentales, viennent prendre place avant des airs eux aussi enrichis de ces apports.
Françoise Lasserre (photo ci-dessus) et Akadêmia : voilà une équipe à l'opposé de toute forme de "coup", coup de menton ou coup marketing. Depuis des années, un répertoire, une manière d'être et une stimulante discographie se structurent, souvent éclairée par la présence de fidèles, Damien Guillon en premier lieu. La conduite des deux orchestres ici convoqués se situe très au delà de la simple excellence technique, comme l'est celle des deux groupes de choristes : ces derniers, magnifiques, de la souplesse orante sans excès de pathos des trois chœurs monumentaux, à la crudité poignante des vociférations de la turba - sans omettre les apaisants chorals.
Dès lors, il n'est plus que de se laisser bercer par la sollicitude – oserons-nous écrire la tendresse ? – des regards et gestes avec lesquels la maîtresse d'œuvre parachève son ministère. Après tout, cette histoire ne nous parle que d'amour ; c'est aussi cela, le théâtre.
▸ un texte de Jacques Duffourg.
▸ L'article original publié sur Anaclase peut être lu ICI
▸ Johann Sebastian Bach (1685-1750) - Matthäus Passion (Passion selon saint Matthieu) - Ensemble Akadêmia, direction Françoise Lasserre - Festival de La Chaise Dieu, Abbatiale saint Robert, 24 août 2011.
▸ À consulter avec profit, lesite d'Akadêmia
▸ Crédits iconographiques : Vincent Lièvre Picard, © vincentlievrepicard.com • Françoise Lasserre, © FEVIS.