Des mannequins

Publié le 13 mars 2012 par Siheni

Après avoir traversé l’agglomération, on a pilé sur le trottoir poussiéreux, quitte à provoquer l’effervescence autour de soi. Puis on s’est approché de la devanture de la boutique.   On semble hésiter, perplexe, les lèvres parcourues d’un imperceptible frémissement. On colle son front à la surface lisse de la vitrine en battant des paupières. On s’en écarte. On étire la jambe en arrière. On renouvelle la manoeuvre, indifférent au flot des passants qui protestent ; et chaque fois l’on bat ainsi des paupières, deux petites noisettes, tout en remuant sans bruit deux lèvres décolorées. Puis on pivote. On plonge vers la gauche, là où s’ouvre la porte transparente qu’il faut percuter de l’épaule pour qu’elle s’ouvre réellement. Ce qu’on fait. Alors la porte s’ouvre et un signal sonore, déclenché par un système de poulis, se fait entendre tandis qu’on entre, précédé par une ombre qui oscille une seconde avant de s’immobiliser sur un tapis en fibres synthétiques. L’intérieur du magasin est feutré, inodore. Immense. Malgré la pénombre s’y devinent les rangs des mannequins de cire immobiles le long des hauts murs nus : partout, jusque sous les arches soyeuses des vitrines que la lumière du soleil éclaire à revers. Au-dehors, sur le trottoir, l’écoulement de la foule a repris son cours mécanique. De taille moyenne, on ressemble à un client. Un client normal, sauf qu’on est enveloppé de rose scintillant.   Une longue main glabre appuyée à la porte transparente, cependant, on semble toujours hésiter. Les lèvres parcourues du même frémissement imperceptible. On jette un coup d’œil à la ronde puis on se dispose à avancer comme la porte, derrière soi se rabattant, repousse peu à peu le brouhaha de la ville et que le signal sonore s’interrompt. On sautille maintenant sur le tapis par petits bonds. ‑ Ah ! nous voilà donc, nous ! Le vendeur, surgi de derrière le comptoir en bois verni, se campe au milieu de l’allée. ‑ Vous avez reconnu le socle, hein ?… ironise-t-il, en hochant la tête. Oh ! Vous n’allez pas prétendre ne pas avoir reconnu le socle, dites donc. Je vous ai bien vu là-bas, devant la vitrine… A d’autres, hein ! Ha ! Ha ! Venez. Mais venez donc, mon vieux. Le visage du vendeur est rond, blanc de lune. ‑ Est-ce que vous croyez…  ? siffle une voix grêle, à peine haletante. ‑ Oh ! mais bien sûr que je crois ! Tout en parlant le vendeur se rapproche dans l’allée. Il marque un temps d’arrêt. Avant de tourner sur lui-même et de se déporter sur le côté gauche, le cou tendu en direction de la vitrine que lui dérobe la silhouette de l’arrivant. ‑ C’est bien ça… Je ne me suis pas trompé… Le socle de droite… Puis il a un geste d’impatience : ‑ Alors, vous ne venez pas ? On frôle un des rangs de mannequins de cire. Le tapis en fibres synthétiques ayant cédé la place à du parquet ciré, les pieds de l’arrivant se mettent à tambouriner en cadence. ‑ Vous me suivez ? reprend le vendeur, qui progresse par saccades. Il pousse une porte. On se retrouve dans une pièce obscure où l’écho de la voix du vendeur se brise net. ‑ Je vous en prie, chuchote-t-il tout en s’effaçant. A vous de jouer, maintenant. Et si j’ai un conseil à vous donner, faites vite. On étire cette fois la jambe en avant. On gravit une marche. Un triple alignement de tiroirs apparaît en enfilade de droite et de gauche. On s’avance sans hésiter vers l’alignement de droite tandis que le vendeur s’évanouit et que la porte se referme sans bruit dans le noir. On tire à soi un tiroir sur lequel est collée une étiquette : Tweed - London. Le costume, savamment plié, gît à l’intérieur d’une fine enveloppe de papier gaufré. Le reste est rangé à part, dans une petite boîte en carton. On procède avec méthode. On déplie successivement les vêtements. On enfile. On boutonne. Vient le tour des chaussettes qu’on tend le long de ses mollets au moyen de jarretières en caoutchouc brun. Puis les deux pieds, prolongés d’orteils arrondis, disparaissent l’un après l’autre dans des chaussures de la plus noble facture. Ce fini. L’ensemble est souple, adapté, moelleux. Tout confort. Aucun fil ne dépasse des ourlets ni des boutonnières. Tombé du pantalon et drapé du veston impeccables. Un bristol est agrafé au revers de celui-ci, reproduisant la mention de l’étiquette collée sur le devant du tiroir : Tweed – London. On replie le papier gaufré qui craque entre les doigts et l’on remet en place la boîte en carton. Puis l’on referme le tiroir en le faisant coulisser sur ses rails invisibles.    On s’en retourne vers la porte. On la percute de flanc pour l’ouvrir et la porte s’ouvre.    Sur la clarté blanche des vitrines, côté rue. Au premier plan se profile la silhouette du vendeur, debout, arc-bouté des deux mains au comptoir en bois verni. La petite dame se tient en retrait, qui semble courroucée. Tous les deux se figent bouche ouverte à son apparition. ‑ C’est bien lui, reconnaît la petite dame, passé le premier moment de perplexité. Celui de là-bas (Elle pointe un doigt tremblant vers le socle disposé à droite dans la vitrine). Mais les autres ? glapit-t-elle soudain en prenant à partie le vendeur. Mais les autres, hein ? répète la petite dame courroucée. Ce disant elle frappe du poing le dessus du comptoir et hoche la tête avec une telle vigueur que la broussaille pailletée sommant son crâne, qu’on devine chauve, menace de basculer sur son épaule. ‑ Il en manque trois, convient le vendeur, décontenancé. Mais vous savez bien qu’ils reviennent toujours, madame… Toujours ! Comment pourrait-il en être autrement ? Ils ne sont jamais absents longtemps… Guère plus de deux jours, en principe. Et encore ! Et encore ! ‑ Les clés, vous les avez, les clés, que je sache ! Bon. ‑ C’est l’été, hasarde-t-il tout en faisant virevolter un trousseau de clés devant lui. ‑ Avez-vous pensé à alerter les autorités ? rétorque la petite dame en haussant le ton de son courroux. Imaginez qu’un jour il leur prenne la fantaisie de ne plus jamais rentrer… Bon. (Elle se bouche les oreilles en appliquant ses deux mains des deux côtés de sa tête) Remettez-moi donc ces clés dans votre poche… Voulez-vous me rendre folle ? Répondez-moi, à la fin : y avez-vous seulement pensé, aux autorités ? A ces mots, le visage blanc de lune fait une grimace. ‑ Comment cela ? s’étonne-t-il, en faisant disparaître le trousseau de clés. Deux jours, ce n’est tout de même pas l’éternité… Que leur dirais-je, aux autorités… ? C’est ma faute, OK… Mais enfin c’est l’été, madame. Et ils ne font de mal à personne, si ? Nous ne sommes pas loin de la mer… Et puis… et puis… vous ne pouvez pas dire qu’ils souillent leurs costumes, madame… Les autorités me riraient au nez ! La petite dame, écoutant les arguments du vendeur, les rejette d’un mouvement d’épaules. ‑ Ben voyons… ben voyons… soupire-t-elle. Tantôt les uns, tantôt les autres… N’est-ce pas vous, oui ou non, que j’avais jugé le plus capable d’assurer la gestion de tout ça ? (Elle balaie l’espace d’un ample geste du bras) Et dire que je vous faisais confiance… L’hiver dernier, où il a fait si froid, où partaient-ils donc ? A la patinoire, peut-être, allez-vous me répondre ? Non ! Ecoutez… Je… (Elle se racle la gorge dans son petit poing ganté) Taisez-vous. Vous me ferez le plaisir de remettre votre costume dès demain, vous m’entendez ? Je suppose que vous n’avez pas oublié où se trouve votre tiroir. Flanelle – Cambridge. Vous regagnerez ensuite votre socle … En attendant, replacez-moi ça tout de suite dans la vitrine, ordonne-t-elle, levant le menton vers l’arrivant demeuré immobile sur la marche. Socle de droite.   Elle souffle : ‑ L’été ! Plus tard, passant en revue les mannequins de cire alignés le long des hauts murs nus, elle murmure encore : ‑ L’été… L’été… Et pendant l’hiver, alors ? A la patinoire ? Calé sur la marche, tout de neuf vêtu, on assiste sans ciller à la scène qui se joue en contrebas. Ayant pris spontanément la pose, comme à la parade. Bouche cousue. Deux prunelles proéminentes rivées sur un point quelconque de la pénombre. ‑ Et n’oubliez pas de verrouiller, ce soir, je vous le demande une dernière fois, ajoute la petite dame courroucée à l’intention du vendeur au visage blanc de lune. Et pensez aux serrures, mon ami ! Bon. Bon. Inutile d’agiter de nouveau vos clés. A-t-on idée de laisser la boutique ouverte la nuit sous prétexte que c’est l’été ? A-t-on jamais vu cela ? Et de marmotter pour elle-même : ‑ Seigneur ! Devoir affronter de telles… de telles… Et l’été, encore. L’été ! Tout en s’éloignant à petits pas ulcérés sur le tapis en fibres synthétiques. ‑ Hep là ! Madame ? Flanelle - Cambridge ? Elle paraît hésiter. Elle regarde dans la direction que le vendeur lui désigne. Elle élève de petits verres ronds à hauteur de ses yeux chatoyants et, battant des paupières à cause du soleil, elle considère un instant le spectacle qui s’offre à sa vue de l’autre côté de la vitrine. Elle pivote, cherche le vendeur du regard. ‑ En voilà encore deux… dit alors la voix de ce dernier. ‑ Deux, certes… Mais le troisième ? se récrie la dame. Où est-il, le troisième ? Où est passé Tussor – Canterbury ? Elle secoue si vivement la tête que la broussaille pailletée sommant son crâne, qu’on devine chauve, s’en va enfin rouler jusqu’à terre où elle forme un petit tas flamboyant et chaque fois c’est la même chose : la dame éclate en sanglots tandis qu’elle bégaie :   - Tussor – Canterbury… Tussor – Canterbury… Où est donc passé Tussor – Canterbury ?
*   
  Julia se levait à sept heures. Elle interrompait la sonnerie du réveil et la journée commençait. Voilà une trentaine d’années que Julia vivait seule. Depuis qu’Elie avait disparu, quittant leur sombre boutique à deux pas de la Bastille. Comme il avait emporté la grande valise, Julia avait cru d’abord qu’il était allé rendre visite à sa sœur Sonia, dans le sud. Julia avait donc appelé Sonia et Sonia lui avait répondu que non, elle n’avait pas revu Elie depuis les vacances de l’année précédente. Julia était tailleur spécialiste. Costumes pour hommes de toutes tailles, tous styles – tissus anglais, indiquait l’enseigne surmontant l’entrée de la boutique. Où diable Elie était-il allé ? Au début, Julia se posa la question. Elle avait interrogé les voisins. Les voisins ne savaient pas quoi lui répondre. Ils hochaient la tête et la saluaient. Sans doute il était parti très tôt le matin, par le train. Elle avait contourné alors la place de la Bastille et s’était rendue jusqu’à la gare de Lyon où elle avait questionné en vain les préposés assis très droit derrière une rangée de guichets.   Dans la boutique, elle croyait toujours entendre le souffle d’Elie dans le silence, reconnaître le glissement de ses mules jaunes sur le lino, sentir le parfum à la vanille dont il s’aspergeait pour éloigner les poux. Une fois, elle reçut une lettre d’Angleterre l’assurant qu’on y avait aperçu Elie avec la grande valise. Elle écrivit donc en Angleterre pour en savoir davantage. Elle signa : Ton petit coupon en soie. Elie comprendrait, songea-t-elle. Elle attendit. Comme aucune réponse n’était arrivée, elle s’était habituée à sa nouvelle vie, sans plus se poser de questions. Les heures se dissipaient l’une après l’autre. Assise à sa table, dans le cône lumineux de sa lampe à abat-jour, Julia mesurait, coupait, ajustait. Puis elle cousait. Parfois, elle relevait la tête et regardait à travers la vitrine l’agitation du boulevard Beaumarchais. A dix-neuf heures, elle quittait table et mannequins pour fixer à la vitrine les deux volets en bois et suspendre un petit écriteau portant la mention suivante : Laila Tov qu’Elie avait peinte en rose jadis pour souhaiter la bonne nuit aux clients retardataires. Elle restait ensuite immobile quelques minutes sur le trottoir tout en laissant errer son regard parmi les passants, les voitures et les bus. Elle fredonnait Ado-noï Ado-noï, un chant traditionnel de son lointain village lui aussi disparu. Julia ne verrouillait jamais la porte de la boutique. Chaque soir, munie d’une petite pelle en plastique et d’une balayette, elle rassemblait les chutes de tissu jonchant le lino avant de les transférer dans un grand sac qu’elle rangeait dans un débarras. Puis, après avoir accroché sa blouse à une patère, derrière un rideau, elle gagnait l’étage par un petit escalier en colimaçon. Elle dînait seule de laktes ou d'une tchaktchouka.  Julia se couchait à vingt-deux heures tapantes sans jamais oublier de lever le bouton du réveil puis elle éteignait la lumière et chaque nuit, elle faisait le même rêve. Un rêve de mannequins.
  
 Mars 1992
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