Singulier collectif

Publié le 12 mars 2008 par Jlhuss

Commander un blanc sec au bar. En y trempant les lèvres, se figurer l’identité de chaque grain de raisin qui s’y presse. Verre en main, se tourner vers la vitre où tombe une averse. Se plaire à croire qu’il est possible de démêler le son spécifique de chaque goutte à son point d’impact sur le trottoir selon son poids et la hauteur de chute. Conjecturer aussi le trajet de la masse liquide indivise roulant en sous-sol avec mission soit d’y rester, soit de retourner à l’évaporation jusqu’à l’une de ces chutes en gouttes distinctes qu’on appelle pluies.

Boire une gorgée. Capter l’éclaircie en reflet dans la glace du comptoir, où le serveur mire sa nuque de brute. Entre la fontaine à bière et le percolateur, apercevoir dehors les silhouettes filantes des affairés. Accoudé au zinc, songer aux forces motrices se conjuguant en eux pour triompher de l’inertie, puis concevoir le point de fusion de leurs globules individuels dans le grand fleuve du sang chaud.

Vider le verre. Ouvrir le porte-monnaie. Rester en suspens devant l’amas des pièces. Se demander, sous l’œil suspicieux du barman, comment fait nombre chaque rondelle d’alliage, quel est le chiffre de son appartenance au flot de l’argent liquide. En rire tout seul, choisir lentement ses centimes, ignorer le hochement compassionnel du serveur, sortir, et s’immerger en grande modestie dans le singulier collectif.

par Arion