Anagrammes renversantes

Publié le 20 mars 2012 par Urobepi

Il faut absolument que je vous parle d’une découverte extraordinaire que j’ai faite il y a quelques jours chez mon libraire. Vous savez sans doute ce qu’est une anagramme (eh oui, on dit “une” et non “un”). C’est facile, on permute les lettres d’un mot et on les utilise pour composer un autre mot. C’est ainsi que “sportif” se transforme en “profits” et que le mot “étreinte” devient “éternité”. Jusque là, rien de compliqué me direz-vous. Le procédé remonte à la nuit des temps. Pour faire court, disons que l’anagramme est à l’alphabet ce que la numérologie est aux chiffres.

Toutefois, comme pour la numérologie, une vague odeur de souffre entoure ce procédé. Les alchimistes, les kabbalistes et les magiciens lui accordaient jadis le pouvoir de révéler le sens secret des choses. À l’inverse, on nous apprend que “Galilée, quant à lui, communiquait sous forme d’anagramme certaines de ses découvertes; c’était là un moyen de s’assurer la priorité de ses observations tout en les entourant de mystère.” (p. 9).

Or, voici que deux amoureux des jeux et de la langue se sont donnés la mission de rajeunir le procédé en nous proposant de nouvelles anagrammes dans ce petit livre d’à peine 105 pages qui se lit comme un recueil de poèmes. Chaque page comporte en en-tête un mot, un syntagme, une phrase dont l’ensemble des lettres sera retourné pour composer une nouvelle proposition. Ça tient à la fois de l’acrobatie et du prodige. Certaines locutions comportent plusieurs mots et des dizaines de lettres. Ce serait déjà un exploit que de ne pas perdre une lettre dans l’aventure mais nos amis ne s’arrêtent pas là. Entre la phrase initiale et sa jumelle retournée ils insèrent un texte brillant, inspiré qui justifiera le passage d’une forme en son complément.

Ici, je sens que vous allez me demander un exemple. Très bien. Voyons si celui-ci vous convaincra:

Le marquis de Sade

Voilà un homme qui sacrifia, plutôt que ses principes ou ses goûts, les plus belles années de sa vie. «  Tuez-moi ou prenez-moi comme cela car je ne changerai pas », écrivit-il à ses censeurs, enfermé dans une tour sous dix-neuf portes de fer. Ils avaient imaginé faire merveille en le réduisant à une « abstinence atroce sur le péché de la chair ». Ils s’étaient trompés: sa tête s’était échauffée et forma des fantômes qui se mirent en marche pour ne plus s’arrêter, chefs-d’œuvre de noirceur absolue. Le marquis

démasqua le désir.

(p. 37)

On pourrait s’arrêter là que ce serait déjà assez impressionnant. Mais d’autres propositions plus complexes s’ajouteront qui frôleront carrément la démence. Comment peut-on imaginer la transmutation de la locution:

“Jeanne Antoinette Poisson, marquise de Pompadour”

en

“Ainsi attendais-je qu’on poudre et pomponne ma rose”

(p. 53)

À propos, on se demande bien à quelle rose la marquise fait allusion. Mais, ça c’est une autre histoire… Reste que le procédé relève du tour de force. Quelle méthode nos amis emploient-ils pour révéler ces perles de la langue? Aucune indication n’est donnée. Peut-être confient-ils à un programme informatique le soin de lister les permutations possibles à l’intérieur desquelles ils feront le tri, peut-être ces combinaisons sont-elles le résultat d’un travail attentif et minutieux ou, au contraire, surgissent-elles toutes seules du néant, s’imposant d’elles-mêmes à nos auteurs? On ne le saura pas.

Ce que l’on peut dire en revanche, c’est que les deux compères s’attaquent avec un égal bonheur à tous les rayons de la culture et de la connaissance. Et pour cause: L’un d’eux est pianiste et amoureux des lettres. L’autre est physicien et parle d’astronomie avec autant de passion qu’un poète de l’amour. Il nous rappellera avec brio que:

“La gravitation universelle”

est une

“Loi vitale régnant sur la vie”

(p. 11)

Le côté ludique de l’exercice n’est pas sans rappeler les travaux que le groupe OULIPO (OUvroir de LIttérature POtentielle) avait entamé il y a plusieurs décennies. Membre fondateur du groupe, Raymond Queneau avait d’ailleurs publié un livre intitulé “Cent mille milliards de poèmes”. Chaque page de l’ouvrage était découpée en languettes et sur chaque languette était imprimé un vers. On pouvait donc construire un poème à volonté en feuilletant ces languettes et en les disposant selon son gré. Ainsi, le vers 1 de la page 1 + le vers 2 de la page 25 + le vers 3 de la page 7 + le vers 4 de la page 60 donnait un quatrain inédit. Une sorte de cadavre exquis pour emporter si on veut.

Dans un registre plus prosaïque, j’avoue, à ma courte honte, que j’ai également fait le rapprochement avec la dictée de Pivot imaginée par François Pérusse. Un exemple:

“Il y aura demain cet effet sirupeux dans le ciel muni de bleu frais.”

Nous donne:

“Il y aura deux mains sur tes fesses si tu veux dans cinq minutes à peu près.”

Bon. On enchaîne.

Le livre est agrémenté de dessins de Donatien Mary. Il pèse trois fois rien. C’est l’antithèse du roman “Un monde sans fin” dont je parlais récemment. On a envie d’y revenir pour relire des passages, exactement comme un recueil de poèmes. D’ailleurs, je crois que c’est le genre de petit livre que j’apporterai en voyage, brisant ainsi l’habitude que j’avais prise il y a des années d’insérer le recueil “Alcools” d’Apollinaire dans mes valises.

Je pourrais vous parler de ce livre encore longtemps mais le mieux est probablement de vous le laisser découvrir…

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KLEIN, Étienne et PERRY-SLAKOW, Jacques. Anagrammes renversantes. Paris : Flammarion, 2011, 105 p. ISBN 9782081272217

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Voir la fiche du livre sur Babelio

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Ces Blogs ont également commenté le livre: Minou a lu; Blocoli; Nuage neuf; Philippe Méoule; Les lectures d’Antoinette; Gérard Delahaye; Mes mots passants;

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