Maître Eckhart : Dieu est une lumière incomprise

Publié le 26 mars 2012 par Unpeudetao

   Maître Eckhart dit qu’Isaïe parle ainsi :
« Ta lumière est venue à toi, elle qui est éternelle et immuable et nouvelle et qui est incompréhensible et libre et qui t’est propre, et c’est pourquoi ton coeur peut bien se réjouir ou s’émerveiller. »
   Or une question se pose : comment peut-elle s’appeler une lumière, puisqu’elle est incomprise ? Comment se fait-il qu’elle soit immuable ? Comment peut s’appeler tien ce qui est libre ? À cela je réponds en premier lieu que Dieu est une pureté qui est en elle-même une lumière et qui est une lumière en toutes les choses créées et en laquelle toutes les créatures sont une lumière. Ce premier point consiste à dire que la propriété de la lumière est d’être en elle-même pure et claire et d’être la révélation des autres choses. Or cela appartient tout à fait en propre à Dieu. C’est pourquoi je dis que Dieu est une lumière en lui-même. L’autre point se démontre ainsi : car chaque chose créée est une révélation de la cause première, c’est ainsi que Dieu est en nous une lumière de raison, parce que notre raison ne peut pas voir la pure vérité dans la lumière créée, aucune chose ne pouvant donner ce qu’elle n’a pas. Augustin dit : notre raison ne peut connaître la pure vérité que dans une lumière qui soit simple et pure, et c’est Dieu. Le troisième point se démontre ainsi : comme la créature est une lumière et que Dieu est une lumière, ainsi qu’on l’a montré auparavant, être n’est donc pas autre chose pour la créature qu’être une lumière dans la lumière. Or une lumière dans une autre lumière n’est pas autre chose qu’une lumière, c’est pourquoi cela doit être vrai. « Tu dis : lumière ; s’il est vrai que notre raison voit en cette vie la pure vérité avec la lumière qui est Dieu, alors il est vrai aussi que l’homme voit Dieu ici-bas, alors il faut nécessairement que cela soit vrai aussi qu’un homme ici-bas devient bienheureux. » À cela je réponds ainsi et dis : même si un homme voit ici-bas la vérité avec la lumière qui est Dieu, il ne voit pourtant pas ce qu’est Dieu, car il se sert de la lumière comme d’un moyen. Je dis : et même s’il voyait Dieu comme il est, il ne serait pourtant pas bienheureux ainsi, car dans la connaissance par intermédiaire Dieu n’est qu’ordination à la créature. Et c’est pourquoi tu dois comprendre que Dieu ne rend pas bienheureux en tant qu’il est un commencement (car ainsi il appartient à toutes choses), ni en tant qu’il est un intermédiaire (car ainsi il appartient aussi à la créature), ni selon qu’il est une fin (car ainsi il appartient à toutes choses), et il ne rend pas non plus bienheureux parce qu’il est tout cela, mais il rend bienheureux pour autant qu’il est au-dessus de tout cela, il rend bienheureux en étant Dieu simple et, en tant que simple, une pure lumière en soi-même.
   Maintenant tu voudrais dire : « Comment peut-il être une lumière, puisqu’il est incompris ? » À cela je réponds ainsi : c’est parce qu’il est incompris qu’il est une lumière. Je dis plus : l’incompréhensibilité est une luminosité et elle est aussi ouverte, parce que son incompréhensibilité est versée sur son infinité. Et son infinité étant versée sur sa simplicité et sur sa pureté, cela fait en Dieu une luminosité. C’est pourquoi il est bien dit que Dieu est une lumière. Il faut que tu saches cependant que la vue de cette vérité grâce à la lumière divine ne s’apprend pas à l’école des exercices de la créature. Je dis plus : elle s’apprend à l’école de tous les renoncements et du détachement des créatures, et dans cet enseignement il faut que le ciel soit l’école, que le livre soit un coeur pur, que la leçon soit l’éternité, que le maître soit la lumière incréée et aussi la vérité. C’est ce que voulut exprimer David, lorsqu’il dit : « O Dieu, dans ta lumière nous voyons la lumière. »
   D’autre part, il faut que tu remarques : comment vient celui qui est immuable et comment vient celui qui est en tout lieu ? À qui vient celui qui est dans tous les coeurs ? À cela je réponds : il ne vient pas de manière à devenir quelque chose, ou de manière à gagner quoi que ce soit pour lui-même, mais il vient selon l’ordre, il vient, lui qui était caché et se révèle lui-même, mais il vient comme une lumière qui était cachée dans le coeur des gens et dans leur raison, afin que l’homme soit maintenant formé avec sa raison et dans son désir et au plus intérieur de son âme. Ainsi Dieu est à l’intérieur de telle sorte que rien n’est sans lui ni rien avec lui, je dis plus : seul lui est tout ce qui est là. C’est pour cela qu’il vient, afin de s’engendrer dans la raison et dans le désir, afin que là absolument rien ne soit sans lui ni rien avec lui, mais afin que la raison et le désir ne soient pleins que de lui et pour qui le remarque : n’être rien de rien sans lui, rien de rien avec lui, je dis plus : être uniquement un lieu pour Dieu qui ne sait pas lui-même qu’il est un lieu pour Dieu, comme le dit David : « Seigneur la lumière de ta face est imprimée sur nous », exactement comme s’il disait : tu dois te taire et te repentir et soupirer et t’appuyer sur la raison et devenir pur en ton désir, afin de ressentir son intimité divine. Parle avec lui comme on parle avec son égal, et tandis qu’au début tu parlais avec Dieu et de Dieu à la troisième personne, tu parles à présent avec Dieu à la deuxième personne. Je dis plus : tu dois oublier toutes choses et tu ne dois savoir que Dieu seul et tu dois dire : « Tu es mon Dieu, car seul tu es intérieur, et tu es toi seul toutes choses. » Aucune créature n’est réceptive à Dieu, sauf celle qui est créée à l’image de Dieu, c’est-à-dire l’ange et l’âme de l’homme : elles sont réceptives à Dieu pour qu’il soit en elles et elles en lui. Pour les autres créatures Dieu est étant, non qu’elles l’aient compris, mais uniquement parce qu’elles ne pourraient avoir l’être sans lui. Elles ne le voient pas non plus par sa présence, mais Dieu les voit en ce qu’elles ont de plus intime. Sa puissance n’est pas telle non plus qu’il ne puisse rien faire sans elles, mais telle que nous ne puissions rien faire sans lui. C’est en revanche parce Dieu est dans l’âme comme en lui-même que l’âme s’appelle un lieu et s’appelle aussi un lieu de paix, car où Dieu est comme en lui-même, là est le royaume des cieux et la paix sans affliction, joyeuse et aimante. Une âme bienheureuse repose en Dieu comme en ce qui lui est propre et encore davantage.
   L’homme qui se serait quitté lui-même totalement serait pur, il trouverait tout à la fois Dieu en Dieu et Dieu avec Dieu. Il oeuvre de même, car tout ce qu’il est est Dieu et tout ce que Dieu est est lui, car Dieu est à la fois en celui-ci et est à la fois celui-ci, et celui-ci est à la fois en Dieu et est à la fois Dieu, parce qu’ils sont tellement un que l’un ne peut être sans l’autre.

Maître Eckhart (1260-1327).

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