Gabriel de Saint-Aubin (Paris,
1724-1780),
Le Triomphe de l’Amour sur tous les dieux, 1752.
Huile sur toile, 97 x 129 cm, Rouen, Musée des Beaux-Arts.
Les lecteurs qui me font l’honneur de suivre les publications de Passée des arts savent la distance que j’entretiens
avec le domaine lyrique et le recul avec lequel j’accueille les récitals d’airs qui pullulent aujourd’hui et dont beaucoup ne présentent pas même un intérêt documentaire, puisqu’ils se
cantonnent à seriner les mêmes airs usés jusqu’à la corde d’une poignée de compositeurs. Heureusement, à l’instar des trois volumes de Tragédiennes portés par Véronique Gens et
Christophe Rousset (Virgin), certains projets viennent démentir ce triste constat. C’est le cas d’une nouvelle parution réunissant aujourd’hui, pour Naïve, Sandrine Piau et Les Paladins sous la
direction de Jérôme Correas et intitulée Le Triomphe de l’amour.
D’Acis et Galatée de Jean-Baptiste Lully (1686) à Renaud, ou la suite d’Armide d’Antonio Sacchini (1783),
bornes choisies pour ce programme, les évolutions intervenues, en France, dans le domaine de l’opéra, ce terme devant être compris dans son acception la plus large afin d’y intégrer la tragédie
biblique de Marc-Antoine Charpentier, David et Jonathas, d’ailleurs qualifiée par ce mot dans le compte rendu qu’en fit Le Mercure Galant à la suite de sa création en
1688, sont bien sûr nombreuses, mais elles s’accompagnent également de permanences que l’on chercherait en
vain ailleurs en Europe, comme la survivance, presque jusqu’à l’aube de la Révolution, du genre spécifiquement français de la tragédie lyrique, certes de plus en plus éloigné de sa forme
lulliste d’origine par les différentes influences s’étant exercées sur lui presque dès la mort de son inventeur puis, de façon plus décisive, dans les années 1730 grâce à Michel Pignolet de
Montéclair (Jephté, 1732) et à Jean-Philippe Rameau (Hippolyte et Aricie, 1733), ainsi que lors du séjour de Christoph Willibald Gluck à Paris entre 1774 et 1779. Aux côtés de
ce genre strictement codifié, dont le caractère parfois corseté de l’esthétique noble portait en lui-même les germes de sa péremption, des formes plus libres vont, non sans provoquer quelques
retentissantes empoignades entre partisans de la tradition française et de la manière italienne dont la plus célèbres est la Querelle des Bouffons, se développer et abandonner progressivement
la pompe voulue par Louis XIV au profit d’autres conventions empreintes de plus de souplesse et de naturel, qu’il s’agisse des pastorales, des entrées ou des opéras comiques.
Sans trop entrer dans des détails qui dépasseraient le cadre de cette chronique, mais illustrent néanmoins bien les évolutions
du genre lyrique, on peut établir des parallèles avec celles intervenues dans le domaine de la peinture. Ainsi, les élans contradictoires de Galatée dans l’extrait de la pastorale Acis et
Galatée de Lully semblent constituer une parfaite illustration des réflexions d’un Le Brun sur les passions tandis que le bouleversant air « A-t-on jamais souffert une plus rude
peine » tiré du David et Jonathas de Charpentier possède la noblesse de ses compositions, alors que l’arioso « Espoir des malheureux » de l’Idoménée de Campra
(1712) offre une touche plus adoucie qui n’est pas sans évoquer Jean-François de Troy. Avec Scanderberg de Rebel et Francœur (1735), dont la qualité des deux aperçus qui nous sont proposés donne
l’envie d’en entendre plus, l’atmosphère change pour faire place à une sensualité qui nous rappelle que nous sommes à l’époque de Lancret et des turqueries de Carle van Loo (un tableau comme Le Grand Turc donnant un concert à sa maîtresse date de 1737), mais c’est sans doute avec Rameau que
la rupture est la plus franche ; comment ne pas songer, avec lui, aux grâces souriantes de Boucher (« Viens, hymen » des Indes galantes, 1735), à sa sensualité épanouie
(« L’amour est le dieu de la paix », Anacréon, 1757), à son exigence de légèreté (« Je vole, amour », Les Paladins, 1760) ? S’il est une musique qui
met magnifiquement en lumière l’apogée de la notion de goût qui marque toute la période d’influence sur les arts de Madame de Pompadour (1745-1764, voir ici) et autorise nombre d’audaces et d’expérimentations, c’est certainement la sienne. Enfin, l’air sobrement sentimental extrait de La
Bohémienne de Favart (« Pauvre Nise », 1755) et celui hésitant entre ivresse de virtuosité et simplicité de carrure de Grétry (« Je romps la chaîne qui
m’engage », L’Amant jaloux, 1778) nous conduisent l’un vers l’univers de Greuze, l’autre vers celui de Fragonard, alors qu’ils trouvent leur pendant presque antithétique
dans « Que l’éclat de la victoire se répande sur vos jours » du Renaud de Sacchini dont le caractère héroïque et guerrier regarde déjà vers le néoclassicisme de Vien et de
son plus célèbre élève, David.
Placé sous le signe de doubles retrouvailles, celles de Sandrine Piau et de Jérôme Correas (photographie ci-dessous), deux
artistes ayant fait ensemble une partie de leurs études musicales, mais aussi celles de la soprano avec le répertoire qui lui a permis d’effectuer la carrière que l’on sait, cet enregistrement
se devait d’être un moment d’exception. À mon avis, il l’est, et ce pour plusieurs raisons. Le programme est, tout d’abord, construit avec beaucoup de pertinence, car non seulement la
disposition des différents airs permet d’obtenir une belle variété de climats rehaussée de pauses instrumentales bienvenues, mais surtout les extraits ont été choisis avec un goût très sûr,
alternant le connu et le délaissé en offrant toujours une musique de très bonne facture. La façon dont Sandrine Piau s’en empare est, ensuite, assez ébouriffante et pas uniquement du strict
point de vue d’une technique vocale qui apparaît ici particulièrement affûtée et permet à la soprano de se rire des difficultés que Grétry ou Rameau ont semées dans leurs partitions tout en
préservant au maximum l’intelligibilité du texte. Au-delà de la beauté de la voix, ce qui frappe et convainc est l’investissement dramatique de tous les instants de la chanteuse, qui insuffle une vie indiscutable à chaque scène et
incarne pleinement les différents personnages ; qu’il s’agisse de l’abattement de la pauvre Nise, des dilemmes qui déchirent Jonathas ou de la fureur de Roxane, on y croît et on vibre de
concert. Certains chroniqueurs négligent trop souvent de s’en souvenir, un enregistrement d’opéra, c’est aussi un orchestre et Les Paladins en sont ici un superbe, qui délivre un son très plein
et parfaitement timbré, se plaçant vis-à-vis de Sandrine Piau mieux qu’en accompagnateur, en véritable partenaire capable de la soutenir comme de lui donner la réplique. Tout au long de
cette heure de musique qui passe trop vite, les musiciens sont admirables de réactivité et de dynamisme, détaillant parfaitement chaque ligne tout en offrant des textures sensuelles et des
couleurs extrêmement séduisantes. Jérôme Correas dirige son monde avec un instinct très sûr fondé sur une connaissance approfondie du répertoire. Ses choix de tempo et de caractère sont
toujours justes, sa battue possède la fermeté de trait et la vivacité souhaitables sans jamais verser dans la précipitation ou la dureté, et il sait également apporter aux moments les plus
tragiques l’ample respiration dont ils ont besoin pour s’épanouir. La complicité qui unit les interprètes réunis autour de ce projet est partout palpable et en fait une incontestable réussite
que l’on pourrait nommer Le Triomphe de l’amitié.
Conjuguant parfaitement brio et intelligence, cet enregistrement hautement recommandable est une des excellentes surprises de ce
premier trimestre de l’année 2012. Chacun y puisera, selon son goût, la part d’ivresse vocale ou orchestrale dont il se montre prodigue, tout en faisant de très intéressantes découvertes en
termes de répertoire. Je retiens également, pour ma part, la grande sensation de justesse qu’il dégage tant du point de vue de la traduction de l’esprit des différentes époques qu’il documente
que du panorama de l’évolution de l’opéra français qu’il propose. Combien de disques peuvent aujourd’hui prétendre posséder tant d’atouts ?
Le Triomphe de l’Amour. Airs & pages instrumentales extraits d’opéras de Jean-Baptiste Lully
(1632-1687), Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), André Campra (1660-1744), Jean-Philippe Rameau (1683-1764), François Rebel (1701-1775) & François Francœur (1698-1787), Charles-Simon
Favart (1710-1792), Antonio Sacchini (1730-1786), André-Ernest-Modeste Grétry (1741-1813)
Sandrine Piau, soprano
Les Paladins
Jérôme Correas, direction
1 CD [durée totale : 60’57”] Naïve OP 30532. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté
en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Campra, Idoménée (1712) :
Acte IV, scène 1 : « Espoir des malheureux » (Ilione)
2. Favart, La Bohémienne (1755) :
Acte II, scène 7 : « Pauvre Nise ! » (Nise)
3. Sacchini, Renaud (1783) :
Acte III, scène 10 : « Que l’éclat de la victoire se répande sur vos jours » (Coryphée)
Des extraits de chaque plage peuvent être écoutés ici.
Illustrations complémentaires :
Joseph-Marie Vien (Montpellier, 1716-Paris, 1809), Jeunes Grecques parant de fleurs l’Amour endormi, 1773. Huile sur
toile, 335 x 194 cm, Paris, Musée du Louvre (cliché © RMN-GP/D. Arnaudet).
Joseph-Marie Vien, Amant couronnant sa maîtresse, 1773. Huile sur toile, 335 x 202 cm, Paris, Musée du Louvre (cliché
© RMN-GP/A. Dequier-M. Bard).
Ces deux œuvres font partie d’un ensemble de quatre, commandé par Madame du Barry pour son pavillon de Louveciennes et destiné
à remplacer quatre tableaux de Fragonard.
La photographie de Jérôme Corréas et Sandrine Piau est de Jean-Baptiste Millot pour Qobuz.com