Quand la musique donne

Par Poesiemuziketc @poesiemuziketc

Le Monde 06/04/2012


Abd Al Malik rencontre des élèves de CP, après la répétition de l’après-midi à Alfortville (Val-de-Marne). – | / Roberta Valerio for M ­le magazi

Une quarantaine de violons, des hautbois, des clarinettes, quelques percussions, une harpe et un célesta s’enclenchent à l’unisson. Une vague de musique envahit la pièce. Sur la vague glisse une voix profonde et vibrante. Dans ses locaux d’Alfortville (Val-de-Marne), l’Orchestre national d’Ile-de-France fignole le spectacle dont la première se joue le soir même. Une routine, si ce n’est que l’orchestre reçoit, ce vendredi de mars, un invité atypique.

A gauche, lors du concert, au soir, à l’Espace Jacques-Prévert d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). – | / Roberta Valerio for M ­le magazi

Au micro se tient Abd Al Malik, rappeur-slameur à succès, quatre Victoires de la musique dans la musette, également écrivain. L’artiste est un de ceux qui ont popularisé en France le slam, cette version déclamatoire et poétique du rap. A la baguette, Yoel Levi, chef principal de l’Orchestre national d’Ile-de-France et maestro de renommée mondiale. Il a notamment dirigé, avec l’Orchestre symphonique d’Atlanta, la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, en 1996.

A droite, des élèves du collège Claude-Debussy, à Aulnay-sous-Bois, en répétition générale avant la première du spectacle – | / Roberta Valerio for M ­le magazi

Le premier est né à Paris en 1975. Enfance au Congo, adolescence agitée dans une cité de la banlieue strasbourgeoise. Après un passage par la délinquance, Abd Al Malik trouve son équilibre dans la musique et la religion. Il appartient à une confrérie marocaine soufie, un courant mystique de l’islam. Rappeur intello, il cite plus volontiers Brel et Beckett que P. Diddy. Une orientation qui lui vaut l’approbation d’un large public et de la presse culturelle, heureuse d’avoir un rappeur lettré à défendre.

Le second est né en 1950, en Roumanie, de parents hongrois rescapés d’Auschwitz. Elevé en Israël, formé musicalement en Italie, aux Pays-Bas et à Londres. Devenu citoyen américain, il parcourt le monde en tant que chef invité pour différents orchestres, dont le philharmonique d’Israël ou le symphonique de Nouvelle-Zélande. Ces origines musicales et culturelles éloignées rendaient leur collaboration improbable. Pourtant, la magie opère immédiatement, alors que les deux musiciens se sont rencontrés la veille pour la première fois. Comment fait-on communiquer le classique, basé sur la rigueur et la précision harmonique, avec le hip-hop, célébration de la pulsation et de l’instantané ? C’est ensemble qu’ils répondent : “Sans problème.” “Je n’aime pas que la musique classique ! s’exclame Yoel Levi, et je suis habitué aux autres univers. Mon fils fait du heavy-metal.” Abd Al Malik dispose, lui aussi, d’oreilles grandes ouvertes, comme l’attestent les sonorités jazz, electro ou rock qui parcourent ses albums. Il s’échappe souvent des sentiers battus du rap, à l’occasion d’un duo avec Juliette Gréco, de collaborations avec Gonzales, Jean-Louis Aubert ou Femi Kuti. Ils trouvent leur terrain d’entente sur une partition du compositeur américain Joseph Schwantner, New Morning For the World : “Daybreak of Freedom”. Son texte est issu des discours de Martin Luther King, puisant dans l’historique “I have a dream”, prononcé par le pasteur le 28 août 1963, à Washington, symbole du mouvement des droits civiques. La composition de Schwantner est martiale, fiévreuse, cinématographique. “J’ai joué ce morceau à Atlanta en 1994, lors de la journée Martin Luther King. Presque vingt ans plus tard, il est toujours joué ce jour-là”, explique le chef, intarissable quand il s’agit de vanter ses propres réalisations. “C’est un incroyable moment de musique, qui laisse un énorme impact émotionnel. Je voulais le jouer en France, alors j’ai demandé à l’équipe de l’orchestre de trouver quelqu’un de fort pour le réciter”, raconte-t-il. L’équipe a alors pensé à Abd Al Malik, lecteur de Césaire, l’écrivain antillais chantre de la négritude, qui s’est empressé d’accepter : “Je suis un homme de rêve et d’utopie. C’est sur l’utopie qu’on construit quelque chose. Si Martin Luther King n’avait pas rêvé, rien ne serait arrivé”, explique le rappeur. Et Yoel Levi d’ajouter : “S’il n’avait pas ouvert les portes, Barack Obama n’aurait pas été élu.”

Le message de tolérance universelle du pasteur est ici porté par un Noir et par un Blanc. C’est aussi un musulman et un juif qui travaillent ensemble sur un discours de non-violence. Volonté ou hasard ? “C’est arrivé par hasard, mais je suis très heureux que ce soit arrivé”, confie le chef d’orchestre. Acquiescement d’Abd Al Malik. Le dialogue interculturel est un thème central de ses ouvrages, de Qu’Allah bénisse la France ! (Albin Michel), qu’il est en train d’adapter au cinéma, au Dernier Français (Le Cherche Midi), paru en février et préfacé par la romancière Mazarine Pingeot.

Harmonie entre les hommes et paix dans le monde : le message est fédérateur. Voire convenu. Trop gentil ? Le qualificatif colle à l’image du rappeur. Sa réponse : “Mieux vaut être trop gentil que l’inverse.” Abd Al Malik prône un islam apaisé et défend sans relâche les valeurs de la laïcité et de la République. Si on est en droit de trouver hermétiques ses laïus spirituels, sa position citoyenne est limpide. A l’opposé du rap insurrectionnel comme des petites phrases politiques attisant les tensions communautaires, le discours de réconciliation d’Abd Al Malik mérite d’être entendu.

Pour que l’intention ne s’évapore pas dès la dernière note jouée, des élèves ont été associés à l’aventure “I have a dream”. A l’issue de la répétition, Abd Al Malik, disponible, rencontre des classes de CP. Intimidés et trop petits pour saisir ce qui se joue ici, les enfants sont néanmoins enthousiastes : “C’était cool”, résument plusieurs d’entre eux. En fin d’après-midi, l’artiste découvre les 5e C du collège Claude-Debussy d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). Depuis des mois, ils préparent avec leur professeur de musique Frédéric Pineau le spectacle de première partie sur le thème “Composons autour de “I have a dream”". Accompagnés par deux musiciens de l’orchestre, et sous la direction musicale du compositeur Sébastien Rivas, les adolescents ont écrit des paroles et enregistré une bande sonore contenant des mots de 17 langues différentes. Sur une partition contemporaine ambitieuse, ils entonnent : “Je rêve qu’un jour tout le monde vivra dans la paix et la fraternité.” Le résultat ? Entre Yves Duteil et Pierre Boulez. L’intérêt réside moins dans la performance que dans le processus pédagogique : “C’est un collège difficile, explique le jeune professeur. Les classes où nous menons ce genre de projet changent. Les élèves s’ouvrent sur l’extérieur, ils sont valorisés par l’expérience.”

Vendredi 9 mars, 20 h 30. Première du concert. Devant la centaine de musiciens, un maestro en queue-de-pie et un rappeur en jean-baskets. Le public de l’Espace Jacques-Prévert d’Aulnay-sous-Bois est à l’image de la sociologie de la commune, plus divers que celui de la Salle Pleyel à Paris. Si de rares enfants, déconcertés, fuient au bout de quelques minutes, les 500 spectateurs sont sous le charme, et les applaudissements nourris. Après New Morning For the World, Abd Al Malik se retire. Pour le reste du programme, Yoel Levi a choisi deux compositions de Leonard Bernstein pour le septième art. D’abord celle de Sur les quais, le film d’Elia Kazan dans lequel Marlon Brando redéfinit la figure cinématographique du prolétaire. Puis celle de West Side Story, le classique de la comédie musicale. Une histoire de rivalités communautaires dans un quartier populaire, transcendées par l’amour et la musique.

Après cette représentation, le spectacle a été joué dans cinq autres communes de la périphérie parisienne. L’Orchestre national d’Ile-de-France, cofinancé par le conseil régional et l’Etat, est le seul à se produire régulièrement en banlieue. La direction régionale des affaires culturelles ayant annoncé une réduction de sa subvention de 700 000 euros sur quatre ans, les responsables s’inquiètent de la pérennité de leur mission. Conférence de presse, pétition (déjà plus de 16 000 signatures) : l’orchestre milite pour la sauvegarde de son budget. A Aulnay-sous-Bois, ce soir-là, lors d’un interlude, un musicien a interpellé le public pour résumer l’enjeu de cette formule : “Pourquoi priver d’un si noble art neuf millions de banlieusards ?”