Waciny Laredj décrit l'islamisme algérien (3) Le meurtre de Youcef

Publié le 02 septembre 2007 par Naravas

Le meurtre de Youcef
De  l'art  et  de  l'islamisme

                    Cette troisième partie de la série de descriptions de l'islamisme algérien, signées Waciny Laredj, n'est pas vraiment prête. J''envisageais de la réviser sur des points de détail. Mais face à l'attente de beaucoup d'entre vous et aux mails de quelques uns, je vous la livre telle quelle. Je vous rappelle que l'histoire est celle d'un intellectuel  qui tente d'échapper à ses bourreaux avec sa fille, dans la peur et la terreur de l'Alger des années islamistes. Le narrateur décrit dans ce passage l'assassinat de l'artiste Youcef et ses funérailles. La force de cette évocation tient autant au style vigoureux de l'auteur qu'à son réalisme...


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Et voici que cette chose qui ne porte pas de visage atteint Youcef pour l’engloutir à jamais. Il était un prophète et tout ce qu’il avait deviné s’est révélé être une vérité morbide que nous vivions durement et au quotidien. Il se préparait ce matin là à remettre son rapport sur les exactions d’octobre 1988 à la Commission contre la torture. Ces exactions que le peuple a oubliées après les années d’ivresse et de démocratie mais sur lesquelles il insistait pour qu’elles ne soient jamais effacées de la mémoire. Le mal a commencé de là répétait-il. Il avait rendez-vous avec un membre de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme. "L’Histoire est un tout en devenir et on ne doit pas la tailler en fonction de nos caprices".  Il a dit cela à son frère qui résidait chez lui à ce moment là. Il était venu chercher du travail après avoir été licencié de la société des équipements électriques qui a été dissolue pour être vendue au dinar symbolique le jour suivant à un groupe de particuliers. Il faisait des pas en direction de la porte quand il entendit frapper d’une manière qui lui était habituelle et à laquelle il reconnaissait son voisin. Son amie Nouara voulut ouvrir, puis son frère, mais il les rassura avec un sourire après avoir jeté un coup d’œil par le trou de la porte.

-          Ne vous inquiétez pas, c’est notre voisin Si Mohand.

Il ouvrit la porte. Son voisin et lui furent violemment poussés par deux individus armés qui s’étaient tenus en recul. Un instant après, deux autres individus les rejoignirent et  ligotèrent Nouara, puis son frère et enfin Youcef, en mettant dans leurs bouches des boules de coton trempées d’eau. Deux d’entre eux ont tiré deux poignards militaires. On demanda alors à Youcef où se trouvait sa chambre à coucher tout en le débarrassant du coton qui obstruait sa bouche :

-          Tu dors dans quelle pièce ?

-          A ta droite, juste après l’entrée.

Il se glisse jusqu’à l’endroit indiqué et revient :

-          Mais c’est une bibliothèque !

-          Oui, je dors toujours entre les livres. Il y a un petit lit qui me suffit à moi, tandis que ma sœur Nouara et mon frère Abdelkader occupent la pièce à côté. Ils sont mes invités pendant ces vacances.

-          Ils font quoi dans la vie ?

-          Lui est menuisier dans un petit village près d’Oran tandis qu’elle est muette et simple d’esprit. Elle ne parle pas et son cerveau est malade. Elle est venue chez moi pour que  je l’aide à se faire soigner.

Il savait bien qu’il allait mourir, disait Nouara, et le seul choix qui lui restait était de tenter de nous sauver. Je l’ai compris à ses yeux agités qui ne perdaient pourtant ni leur éclat, ni leur pureté. S’ils avaient su que son frère était au service national avant de rejoindre puis de quitter cette société, s’ils avaient su que je dirigeais l’association rayonnement de la femme et que je tenais une page hebdomadaire dans un journal national, ils nous auraient tous mis en pièces. Youcef était mort bien avant de quitter la vie. La dernière nuit que nous avons passée ensemble, je lui ai parlé de la nécessité qu’il y avait à prendre une arme ou à quitter la maison. Il s’esclaffa de rire et me répondit :

-          Mais Nouara, je ne sais pas me servir d’autre chose qu’un stylo ! Je ne saurais ni porter un pistolet, ni habiter ne serait-ce qu’une seule nuit en dehors de ce désordre de livres, loin de ce tableau de Francis de Goya, Les Damnés. Je suis ici et ils viendront quand ils voudront. Ils n’ont qu’à faire claquer leurs doigts.

Ils étaient tous jeunes disait Nouara. Ils l’ont tiré du côté de la bibliothèque. Je les suppliai par mes yeux. L’un d’entre eux, blond, beau et fort comme un mur, me fit :

-          Ecoute moi, fille des autres. Je ne connais pas ton frère et je ne sais même pas ce qu’il fait. Je connais son signalement physique et son adresse. On m’a dit qu’il dessinait beaucoup et qu’il insultait les musulmans dans toutes les rencontres internationales. Il s’appelle Youcef et ne porte pas d’arme. C’est tout. La suite est évidente, il faut l’éliminer et le faire taire.

Il fit rentrer son frère Abdelkader dans la salle de bain, ferma et laissa son complice devant la porte. Il revient ensuite vers moi alors que j’étais concentrée sur les questions qu’on posait à Youcef dans la pièce à côté, au milieu des livres. Celles-ci me parvenaient comme un acier tranchant qui lacérait mon cœur, sans que je puisse les distinguer exactement ou en comprendre le sens. Il m’interpella après avoir ôtée le coton de ma bouche :

-          T’es mariée ou pas ?

J’allais répondre spontanément que non. Mais j’ai hoché la tête pour signifier que je ne comprenais pas bien. Il hurla alors en écarquillant ses yeux rouges :

-          Je suis entrain de te dire si oui ou non tu es mariée ?!

J’ai dit oui de la tête.

-          Je vais voir si la muette sait baiser...

Il me mit à terre  et m’écarta les jambes. Je n’ai pas résisté. Je n’ai rien senti. Ma chair était sans vie. J’eux une forte nausée et je voulus mourir. Mon cœur tout entier était avec Youcef. Je songeai à son petit visage d’enfant vieilli avant l’âge. Puis j’entendis deux cris aigus :

-          A…ï …e ! Mon cœur ! Ma tête ! Nouara !

Il s’est ensuite tu, définitivement. Et la parole s’est éteinte avec lui. J’ai essayé de bouger mais le corps de l’homme était écrasant. J’aurais voulu avoir à ma portée un couteau, un pistolet ou une pierre ferme. Ou avoir simplement le droit de crier. Youcef voulait que je reste en vie pour que je témoigne de cette barbarie qui constitue son histoire dans cette modeste maison isolée. Je ne sais pas s’il les avait implorés avant qu’ils ne l’égorgent mais quand j’ai aperçu sa dépouille, j’ai lu de sombres supplications au fond de ses yeux clairs. Quand ils furent dehors, j’étais incapable de crier. Je me précipitai vers le bureau. La toile de Goya était déchirée de bout en bout et posée sur le corps de Youcef.. Quand je la soulevai, je découvris un corps déchiqueté, sans cœur et sans tête. Je ne sais pas comment j’ai pu tenir  debout. La tête était roulée sous le bureau. Je l’ai prise de mes mains et l’ai remise à sa place. Ses yeux dégageaient un regard que je n’oublierai jamais tant que je serai en vie. Je m’interrogeais tout en franchissant la porte de la salle de bain, quand le frère de Youcef entendit mes sanglots et réalisai que j’étais seule. Je ne m’étais pas rendue compte que j’étais presque nue.  J’ai coupé les cordes avec lesquelles Youcef était attaché. Le frère m’enveloppa d’un drap puis rentra dans l’autre salle pour couvrir la dépouille. Il s’est mis à genoux et jurais en silence, comme un bouddhiste.

Quand la police était là, tout était terminé.

Depuis ce jour, le frère de Youcef a disparu et plus personne n’entendît parler de lui. Nouara songeait sérieusement à intégrer un hôpital psychiatrique où Youcef avait déjà séjourné,  afin de se le remémorer.

Les visages au cimetière étaient comme des pièces d’argent et de cuivre. La pluie redoublait d’intensité, contrairement à ce qu’on pouvait attendre en pareille saison. La tombe s’ouvrait et se refermait. Elle s’emplissait d’eau, les étudiants et les amis de Youcef la vidaient et elle se remplissait de nouveau de boue et de terre. L’imam avait défendu à Nouara de rentrer au cimetière mais elle l’avait poussé :

-          Laissez-nous au moins dire adieu à nos morts !

Elle s’est appuyée de la tête sur mon épaule. D’autres amis l’ont aussi soutenue. Imache lui offrait ses bras puis la serrai fortement contre sa poitrine : « Que Dieu ait son âme ! Il aimait beaucoup la pluie ; et voilà qu’il est arrosé comme une mariée indienne qui prend un bain sur le Gange ! » A un moment, Nouara descendit dans la tombe, essayant de la nettoyer. Mais d’autres amis l’ont tirée et l’ont éloignée en l’enveloppant dans un épais manteau. Les chaussures clapotaient comme des oiseaux aquatiques. Les couleurs du drapeau national qui enveloppait le cercueil commençaient à se mélanger. Le rouge se répandit aux dépens des autres couleurs en effaçant le blanc et en noyant le vert.

Tout le monde parlait de Youcef, de sa poésie exquise et de ses qualités. Tout le monde connaissait à présent l’existence d’un artiste appelé Youcef, tué de manière sauvage. Dans ce pays immunisé contre les yeux de tous les envieux, comme disaient nos ancêtres disparus, un intellectuel n’accomplit vraiment son existence qu’à travers sa mort, quand il quitte définitivement les siens. La télévision et la radio n’en parlent qu’à cette occasion, quand la mort le tire de l’anonymat, pour en faire un simple nombre dans un compte macabre qui augmente quotidiennement.

Les sanglots et les cris de Nouara se sont redoublés quand la dépouille fut entreposée dans la tombe. Chaque ami a mis du sien pour jeter une poignée de terre sur le cercueil qui a rejoint à présent son trou. Quant à moi, je n’aime ni la mort, ni les enterrements, ni les fins tragiques. J’ai cueilli une rose d’une tombe voisine isolée, appartenant à un artiste oublié, et l’ai jetée sur celle de Youcef.. Peut-être que le printemps prochain, si je suis toujours en vie, je la retrouverai fleurie et d’un rouge vif, je saurais à travers elle que Youcef est toujours vivant, que dans cette rose subsistera quelque chose de Youcef, ce prophète assassiné. Je me rappellerais alors la grâce de ses couleurs et l’agilité de ses doigts alors qu’il cherchait à constituer la nuance la plus fine pour représenter la lumière et ses rayons. Il voulait terminait son projet qui consistait à doter chaque ville de la statue d’une femme, une simple femme qui traduirait les émotions d’une ville toute entière. Il a pu réaliser cela dans vingt villes du pays mais il était assez pessimiste.

-       Tu sais ce qui me fait peur ? Je n’arrive pas à trouver toute l’énergie suffisante pour toucher l’ensemble des villes d’Algérie.

-       Pourquoi ? Tu es encore jeune.

-       Quelle jeunesse ? Ici, on commence à mourir et à avoir des cheveux gris à l’âge de Vingt ans. Passé cet âge, nous dépassons le seuil de la vie et nous vivons dans une sorte de surplus temporel. Je souhaite que Dieu nous oublie un peu, au moins le temps de mener ce projet jusqu’à son terme.

-       La vie est dure mais ses portes ne sont pas obstruées.

-       Bon sang !

Puis il fait claquer ses mains, prend sa tête et commence à tourner comme quelqu’un qui cherche un mot qui a glissé entre les failles de sa mémoire impressionnante.

-       Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Nous possédons tout et nous sommes sous-développés jusqu’à la poitrine. Mais pourquoi ? Il faut refuser ce destin qu’ils voudraient qu’on avale à petites gorgées. Ces hautes et belles villes ont été ruralisées d’un bout à l’autre. L’ancienne bédouinité, qui n’est ni purement urbaine, ni purement rurale, se détruit elle-même et détruit tout ce qui est contraire à sa volonté. "

Waciny Laredj, Dhakirat al mae (La mémoire des eaux),
Alger, Ed. Manchourat al fadae al hour, 2001, pp. 330-336

Waciny Laredj décrit l'islamisme algérien :
           Première partie : conversation avec un islamiste
           Deuxièmepartie : "même si vous vous cramponniez aux rideaux de la Kaâba"

Prochain épisode : L'assassin de Youcef justifie son acte.